Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/102

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qui exprime la moralité intérieure. Et il va de soi qu’ayant accepté le risque de la mort pour l’œuvre à réaliser victorieusement, il accepte aussi de mourir par la loi, si la loi le condamne. Le héros tragique de Kleist est ainsi tout cornélien. Il existe par la qualité pure de son âme, que tout son effort est d’affirmer, et cet effort contient déjà et suppose le sacrifice de la vie. Par là, cette désobéissance, qui paie de la vie l’infraction à la règle sociale, est encore obéissance à une loi plus haute, celle de réaliser sa destination individuelle.

Mais ce que Nietzsche aima le plus dans ce drame vers 1870, c’est son « infinie délicatesse » ; la tendresse mêlée à la force. Le frisson qui saisit le héros devant la fosse creusée par lui est la révolte naturelle et saine d’une vie capable de se risquer pour une œuvre belle, mais qui n’affronte pas sans appréhension le peloton d’exécution inutile. Voilà pourquoi Nietzsche a pu dire alors : « Kleist est à mettre plus haut que Schiller », et plus tard : « Kleist était dans la meilleure voie[1]. » Sans doute, cette métaphysique toute française de la tragédie lui paraissait différer de la conception grecque. Kleist, dégagé de la « sensibilité » vaine de la philosophie des lumières, subissait encore trop l’obsession de l’idée patriotique. Il y avait encore chez lui trop de lyrisme sans musique. Pourtant ces moyens oratoires, cette dialectique naturaliste, cette action moralisante, toutes les ressources de la tragédie française empruntées par Kleist, Nietzsche, une fois affranchi de son culte exclusif de Wagner, les admettra, et il écrira, dès 1873 : « Le Prinz von Hornburg est le drame modèle. Ne méprisons pas les Français[2]. »




  1. Nietzsche, Die Tragödie um die Freigeister, § 86, 1870 (W., IX, ll5). — Musik und Tragödie, 1871, § 182 (W., X, 250).
  2. Nietzsche, David Strauss, posth., § 29, 1873 {W., X, 281).