Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/138

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ture, exprime non pas seulement son caractère individuel, mais l’idée de son espèce entière. Il nous donne alors l’intuition de ce qui est général, tandis que la pensée ne nous en donnait que le concept. Mais il y a des degrés dans la beauté ; et les formes les plus belles sont celles qui révèlent une espèce où la volonté a atteint un haut degré d’ « objectivité ».

Il n’y a pas d’espèce vivante où la volonté soit plus réfléchie et sente davantage son identité avec la substance de tous les êtres que dans l’humanité. C’est donc l’homme qui avant tout nous donne le sentiment de la beauté. Il le donne par son corps, qui traduit cette volonté intelligente. Il le donne par son âme consciente. La pensée pascalienne et schillérienne sur la frêle et auguste condition de l’homme est un des emprunts les plus certains qui, par Schopenhauer, aient passé à Nietzsche. L’univers, par sa grandeur hostile, peut écraser l’homme, sans que la vision de l’univers perde rien de la fascination sous l’empire de laquelle nous le jugeons beau. Nous savons oublier le danger qui nous ballotte sur l’Océan des êtres comme le plus fragile vouloir et le plus constamment menacé. C’est que nous avons une supériorité sur ce monde qui nous anéantit et sur le déluge des forces déchaînées : cet univers tumultueux n’existe lui-même que dans notre représentation. Il meurt avec nous, à l’instant où il nous anéantit. Il ne sait rien de sa victoire qui est non avenue à l’instant où elle se consomme. Tandis que nous savons notre défaite, qui n’aurait pas lieu, si nous ne l’avions créée par la pensée. Mais cette destinée, qui nous est faite, de ne pouvoir succomber d’une mort nécessaire sans y avoir contribué par la pensée, voilà qui nous donne l’émotion de la beauté élevée jusqu’au sublime.

Il n’importe ici de dire comment Schopenhauer carac-