Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/140

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Le premier coup de maître de Nietzsche sera de démontrer que la religion grecque n’était pas aussi dénuée, que le croyait Schopenhauer, de contenu profond et qu’on ne pouvait pas dire de l’humanité grecque qu’elle « avait oublié le sens grave, vrai et profond de la vie »[1]. Ce sera l’objet des recherches les plus immédiates de Nietzsche. Il arrivera à sa démonstration par un singulier détour. Il devra démontrer que les Grecs ont été autant que les Allemands un peuple musicien ; et que leur tragédie est fille du génie musical. Démonstration impossible sans un dernier emprunt à l’esthétique de Schopenhauer : l’emprunt de sa théorie de la musique.

Car pour assurer à la connaissance irrationnelle la prédominance à laquelle tient le schopenhauérisme, il faut en venir à l’art le plus général qui soit, celui qui n’use d’aucune vision, d’aucune idée ; qui n’a pas même nécessairement besoin de la voix humaine, mais seulement de la voix des choses, et qui pourrait exister encore s’il n’y avait pas de monde vivant : l’art musical. De fait, la musique est pour Schopenhauer la langue universelle. Car elle ne parle d’aucun objet, même général. Elle est par delà la région des idées platoniciennes. Elle ne contemple l’archétype d’aucun être. Elle émeut le cœur, tout droit. Elle ne sait dire que la souffrance et la joie, seules modifications du vouloir. Par la mélodie rapide et simple, et facilement revenue à la tonique, elle dit la transition du désir à la satisfaction. Par la mélodie lente, enlisée dans les dissonances, revenue péniblement au point de départ, elle exprime la lutte de l’aspiration insatisfaite et la douleur. Elle dispose de tous les moyens d’expression, depuis ceux qui conviennent au plus vulgaire bonheur,


  1. Schopenhauer, I, 356, cité déjà par August Siebenlist, Schopenhauers Philosophie der Tragœdie, p. 361.