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notre destinée propre, et de n’être plus joyeux que des joies étrangères. Cela aussi est de l’art, et c’est la condition de l’ascète. Mais ce que le poète tragique représente et ce que le métaphysicien comprend, l’ascète le souffre dans sa chair. Alors, dans cette chair meurtrie, il se passe comme une transsubstantiation ; et dans ce vouloir, vidé de désir, il se fait cette transformation totale que les docteurs appellent la grâce. L’ascète est vraiment réduit à une intelligence, humble peut-être, incapable d’inventer des images belles ou des métaphysiques profondes, et pourtant la plus pure de toutes, celle qui est cœur, charité, pitié. Telle quelle, elle suffit au salut du monde. Elle abolit le vouloir ; elle éteint la flamme des sens, et jusqu’à la lumière de la raison. Elle fait en elle le silence et les ténèbres. Elle entraîne avec elle dans le Nirwana vide où elle s’engloutit, le tourbillon des soleils et tout notre univers peuplé de maléfices. Le spectacle de ceux qui ont ainsi vaincu le monde et qui attendent la mort volontairement, engendre en nous, au lieu de l’agitation passionnée qui nous emplit, et qui va de l’espérance insatisfaite à l’espérance inextinguible, la paix, plus haute encore que la certitude métaphysique et ce calme dans les profondeurs de l’âme, dont le seul reflet sur les visages d’un Raphaël et d’un Corrège est un Évangile.

Il y a dans Schopenhauer, comme chez Fichte, quatre types d’humanité supérieure. Deux d’entre eux habitent la région de la Représentation : ce sont l’Artiste et le Philosophe. Deux se partagent la région du Vouloir : ce sont le Héros et le Saint. L’Artiste travaille encore sur des formes matérielles comme le Héros sur des Vouloirs. Le Philosophe absorbe dans sa pensée toute donnée matérielle et imagée, comme l’Ascète évapore dans son cœur mystique toute volonté. Nietzsche reçoit de Schopenhauer cette quadruple incarnation de l’idéal. Il croira sincère-