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équilibrer sa confuse passion wagnérienne, ni dont il eût davantage besoin ensuite pour sortir de cette confusion. La grande importance de Montaigne se trouve formulée à merveille par Nietzsche : « Il est, quand on le compare aux Anciens, un naturaliste de la morale[1]. » Cela est beaucoup dire. Le « naturaliste » réintègre la morale dans la nature ; et il sait les mobiles naturels qui meuvent tous nos actes. Et pourtant il s’agit de maintenir, en s’appuyant sur la nature, des impératifs moraux. Schopenhauer ne l’avait pas su. Il classait les tempéraments moraux en leur donnant des qualificatifs de distinction ou de vulgarité. Sa philosophie admirait, dans un silence satisfait, les âmes capables de sacrifice et ne disposait d’aucun précepte pour redresser ou élever les âmes basses. Montaigne survient pour dire : « Nature est un doux guide, mais non pas plus doux que prudent et juste. »

Nietzsche lui emprunte cette consolation, d’autant plus efficace qu’il la tire d’une expérience très avertie de la brutalité naturelle et humaine. Montaigne a su parler de morale, parce qu’il a connu les passions de l’homme. Shakespeare, s’il n’avait lu Montaigne, n’aurait pas su parler des passions avec cette force et cette clairvoyance[2]. Ajoutons que Montaigne venait à la rencontre de Nietzsche par sa vision réaliste de la civilisation grecque. Plutarque resta toujours le manuel où s’exaltait son goût de la gran-

  1. X, 307. Il va sans dire que Nietzsche a aimé en Montaigne l’écrivain. Nous aurons à y revenir. Entre 1882 et 1888, il transcrira les termes de Doudan, pour louer l’admirable vivacité et l’étrange énergie de sa langue (W., XIV, p. 177).
  2. Menschliches, I, § 176. Il y a là, de la part de Nietzsche, une salutaire réaction contre la critique nationaliste allemande, de l’école de Gervinus et de Julian Schmidt, pour qui Shakespeare est le poète d’un « germanisme » exclusif de toute latinité. On peut voir dans le livre de John M. Robertson, Montaigne and Shakspere, 1897, combien Nietzsche a vu juste.