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les créateurs d’idées nouvelles. Combien cependant « ceux qui sont capables d’inventer sont rares » ! et les plus forts en nombre « ne veulent que suivre », mais ils suivent les opinions anciennes[1]. Ainsi les penseurs, affranchis de l’opinion commune, devront cependant s’incliner devant elle, parce qu’elle est la force.

Ne diront-ils pas leur pensée ? Ils la diront sans pédantisme, sans austérité, sans prendre trop au sérieux leur rôle de réformateurs. Platon et Aristote ont écrit de politique, « en se jouant », et comme « pour régler un hôpital de fous »[2]. « C’était la partie la moins sérieuse de leur vie. Le plus philosophe était de vivre simplement et tranquillement. »

Il y a beaucoup de lassitude et d’abdication dans cette notion que se fait Pascal de l’utilité du philosophe dans l’art de gouverner les hommes. Il y en a une plus profonde, quand il met l’homme en présence de cet univers, dont il est seul pourtant à avoir une fugitive connaissance. « Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser, une vapeur, une goutte d’eau suffit[3]. » La santé et la vigueur du corps sont des dons précaires. La maladie et l’infirmité sont normales dans un monde fait de prodigieux hasards et dont le terme est que le ciel et la terre et toutes les créatures qu’ils contiennent seront consumées. Pour Pascal, ce chaos, qui sombrera dans le néant après avoir laissé éclore une vie fragile, s’explique par une fin. Il faut que l’âme soit convaincue qu’elle est « seule en présence de Dieu ». C’est la leçon de tous les maux du corps. Le bon usage, et le seul, qu’on puisse faire de la maladie, est d’accepter cette leçon. Alors, les maux extérieurs comme les ulcères de l’âme, les afflictions et les remords se justifient et toute notre destinée s’éclair-

  1. Pensées, V, 19.
  2. Ibid., VI, 52.
  3. Pensées, I, 6.