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I. — Dans la sagesse si détachée de Fontenelle, ce qui a du séduire Nietzsche, c’était sa virtuosité à retourner les idées, pour le seul plaisir de les faire chatoyer ; à plaider le pour et le contre, avec esprit, parfois avec attendrissement, sans jamais se laisser prendre au piège de ses paradoxes miroitants. Cette agilité est un des aspects que peut revêtir la passion du vrai ; et l’une des façons les plus attachantes d’être sincère est de confesser que l’on n’est jamais sûr de tenir en main aucune vérité. Ce cartésien authentique, Fontenelle, habitué aux méthodes de la science exacte, aime à prolonger le doute provisoire jusqu’à en faire un doute définitif, qui clôture le savoir comme chez Descartes il le fonde. Ses héros et ses héroïnes multiplient les aphorismes d’incertitude :

En vérité, quoi qu’on fasse dans le monde, on ne sait ce que l’on fait… On doit trembler, même dans les affaires où l’on se conduit bien, et craindre de n’avoir pas fait quelque faute qui eût été nécessaire[1].

À vrai dire, cette incertitude se reconnaît surtout quand il s’agit de la poursuite du bonheur et de la conduite morale. Il semble plus fréquemment alors « que la fortune ait soin de donner des succès différents aux mêmes choses, afin de se moquer toujours de la raison humaine ». On n’est donc pas tenu par les prescriptions de la raison, puisqu’elles ne conduisent pas nécessairement à la fin qu’elles se proposent, et que des infractions évidentes n’empêchent pas d’y atteindre. Pas de leçon que Nietzsche ait mieux retenue, et, pour résumer leur philosophie, le navigateur qui conserve des doutes sur le succès de sa traversée, même commencée en temps

  1. Dialogue des morts anciens, t. I, dial. 6. Ed. de 1827, p. 24.