Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/221

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un de ces vagabonds indiscrets et cruels, remplis d’une curiosité vorace et que rien ne rassasie, remplis aussi d’un sens intègre de la vie, douloureusement froissé de toute la décadence que causent les hypocrisies usuelles.

Ce serait une chose curieuse, écrivait Chamfort, qu’un livre qui indiquerait toutes les idées corruptrices de l’esprit humain, de la société, de la morale ; les idées qui propagent la superstition religieuse, les mauvaises maximes politiques, le despotisme, la vanité du rang, les préjugés populaires de toute espèce[1].

Ce livre sur la corruption de la morale, sur la fausse hiérarchie de toutes les idées de science et de toutes les croyances, sur l’inutilité des royautés et des prêtrises, sur toutes les intoxications débilitantes, qui viennent des idéals erronés, on peut dire que Nietzsche l’a écrit et qu’il s’est intitulé, tantôt Morgenröthe, tantôt Genealogie der Moral, tantôt der Antichrist, et enfin Kritik der bisherigen hoechsten Werte[2].

Cette science future, que Chamford a imaginée, mais non créée, il se l’est figurée comme une anatomie désolante qui mettrait à nu, sous la séduction de l’enveloppe flatteuse, colorée d’un teint délicat et frais, le jeu des muscles écorchés, l’affreux spectacle des entrailles, le mécanisme hideux du squelette. Science comparable, croyait-il, à la médecine : il faut triompher des premières répugnances pour y devenir habile. Mais quelle comparaison plus fréquente dans Nietzsche que celle de cet épidémie séduisant sous lequel se dissimule, pour être supportable au regard, l’amas des mouvements et des passions de l’âme, informe comme le réseau de viscères et de veines, de chairs et d’os dont est fait l’homme physique[3] ?

  1. Chamfort, Maximes et Pensées, p. 276.
  2. C’est le livre II du Wille zur Macht.
  3. Menschliches, Allzumenschliches, t. I, 5 82. {W., II, 90.)