Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/223

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balayer pour ouvrir les avenues d’une vie nouvelle.

À l’éducation nouvelle, il fallait, selon Chamfort, de la morale et de la prudence ; et il ne fallait ni trop de prudence, appuyée sur une trop exacte connaissance des hommes, pour ne pas faire de trop égoïstes calculateurs ; ni trop de morale, pour ne pas faire seulement des dupes et des martyrs. Le problème de Chamfort était bien le même que celui de Nietzsche : en asseyant les garanties de la vie sociale, assurer les possibilités d’une originalité individuelle ; laisser s’épanouir la vie de l’individu sans laisser péricliter la vie sociale. Ce problème, Nietzsche l’a abordé avec les ressources des moralistes français ; et il ne s’est pas douté alors qu’il le résoudrait un jour par les observations d’une sociologie toute neuve à base d’ethnographie comparée. La psychologie française lui a enseigné toutefois à observer l’homme d’aujourd’hui et la société complexe où il est placé.

Les moyens d’action dont dispose l’individu sont des passions génératrices d’illusions, et une raison, qui le prémunit contre les dangers, où le précipitent ces passions fertiles en chimères. Pourtant les passions font vivre l’homme ; la sagesse le fait seulement durer[1]. » L’esprit le plus dénué d’illusions est encore obligé de convenir que « les illusions sont nécessaires à l’homme »[2]. Les hommes passionnés, attachés à des mensonges dont ils vivent, et médiocrement soumis à une raison qui se borne à les mettre en garde contre les excès de leur imagination, seraient, si on pouvait les conserver à l’état isolé, une sorte d’animaux dangereux et forts, mais beaux à regarder dans leur action instinctive. Il se trouve au

  1. Maximes et Pensées, p. 291.
  2. Ibid., p. 317.