Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/227

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logie de cet homme robuste qu’il faut pour gouverner et à qui il faut une autre « perspective » morale et intellectuelle qu’à la foule menée par lui. « Faire durer une œuvre qui vive plus qu’un homme », dans une société faite seulement d’hommes périssables ; et avec cette vie périssable construire de la durée collective, c’est la besogne paradoxale qu’on exige des chefs, Nietzsche a essayé de la décrire. Il a montré que pour réussir cette besogne, il faut imposer aux individus toutes les sortes imaginables de limitation, d’intolérance exclusive, et que cet esclavage est proprement ce qu’on appelle morale[1]. Toute multitude à l’origine a été pétrie par une classe de maîtres, et ses croyances sont nées de sa subordination. Cette théorie prolonge l’esquisse de Chamfort. Comment alors, lorsque se déchaîna la « révolte des esclaves » par la Révolution française, Chamfort a-t-il pris parti contre les maîtres ?

Chez cet aristocrate, ç’a été là une anomalie morale, à moins que ce ne fut mi retour de ce « rousseauisme » qui fut une inconséquence latente de sa doctrine. Quand on disait à Chamfort que la noblesse était un intermédiaire entre le roi et le peuple, il répliquait : « Oui, comme le chien de chasse est un intermédiaire entre le chasseur et les lièvres[2]. » Il lui paraissait monstrueux d’évaluer à des mesures différentes les actions ou les discours des riches et des pauvres :

Cette acception de personnes, autorisée par la loi et par l’usage, est un des vices énormes de la société qui suffirait seul pour expliquer tous ses vices[3].

Comme si dans une aristocratie tout n’était pas acception différente des personnes ! Aussi en est-il venu à mettre

  1. Wille zur Macht, § 730. {W., XVI, 180.)
  2. Maximes et Pensées, p. 339.
  3. Ibid.