Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/229

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Nietzsche se replace par la pensée dans un monde luthérien de doctrine, bourgeois de tenue, avec des élégances de petite cour allemande, des intrigues professorales, des insolences de financiers et d’industriels, des jalousies de préséance, un chauvinisme allemand effréné et un loyalisme dynastique toujours à l’affût des occasions de s’empresser. Société vulgaire, mais puissante, de parvenus cherchant à contrefaire les hobereaux ; nation insupportable par son impatience à imposer sa trop récente force et les orthodoxies surannées qu’elle prend pour les appuis de cette force. Dans ce milieu, les hommes assez courageux pour lutter contre le « bon usage de leur monde » semblaient à Nietzsche presque introuvables. L’instinct moutonnier étouffait, même chez les plus scrupuleux, la voix de la conscience purement humaine[1]. Dans les deux sociétés, la française du xviiie siècle et l’allemande du xixe, le même fait social se produisait : une convention niveleuse, ennemie des nouveautés et des novateurs, l’emportait. Elle procédait par grands dogmes épais et immobiles dans l’Allemagne de Nietzsche, par mouvements de soudain caprice et par engouements élégants dans le Paris de Chamfort, mais toujours roulait les hommes dans sa houle comme des galets, pour les polir, les amenuiser, les égaliser.

Dans cette usure de toutes les originalités, où toutes les idées changent sous la pression de l’opinion, les appréciations n’ont plus qu’une valeur factice, conforme aux besoins présumés de la société et très éloignée du réel observé et individuel. Toutes les réputations dépendent des rumeurs vagues mises en circulation par cette inquiète, vile, chancelante et mobile vanité. Pas un homme du monde qui sache se garer de cette incertaine opinion

  1. Frœhliche Wissenschaft, § 50. (W., V, 86)