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croyance de ces âmes endolories par le doute, c’est un mysticisme laïque auquel ne s’élève pas la foule ; elles font un acte de foi en un renoncement et un sacrifice d’une totale pureté :

Le public ne croit point à la pureté de certaines vertus et de certains sentiments ; et en général le public ne peut guère s’élever qu’à des idées basses[1]

C’est qu’il faut greffer sur la passion une forte raison qui ne lui emprunte que sa sève ; alors cette passion épurée mûrira par elle en fruits de douceur héroïque.

En quoi aurait consisté la méthode d’éducation morale que Chamfort voulait opposer à l’éducation de prudence usitée aujourd’hui ? Il ne l’a pas définie. On devine que de cette éducation de raison associée au sentiment relevaient les vertus exquises qu’il pensait substituer aux nôtres ; l’élévation, c’est-à-dire la honte forte, si distincte de la bonhomie banale ; l’art délicat de rendre service sans coquetterie ; une générosité qui saurait constamment dissimuler l’objet de sa bienfaisance, jusqu’à « l’envelopper dans le sentiment qui a produit le bienfait »[2]. On songe à plus d’une de ces magnifiques paroles où Nietzsche a parlé de la « profusion intérieure » :

Quand votre cœur déroulera son flot large et plein, pareil au fleuve qui est le salut et le péril des riverains, ce sera là le commencement de votre vertu [3].

Y a-t-il une règle pour une vertu à ce point prodigue, robuste et éclairée ? On serait surpris que des moralistes ennemis de l’esprit grégaire admissent un impératif. La moralité pure chez eux ressemble à un arbrisseau d’une sève choisie, et dont tous les bourgeons donnent des

  1. Maximes et Pensées, p. 288.
  2. Ibid., p. 313.
  3. Also sprach Zarathustra. Von der schenkenden Tugend. {W., VI, 111.)