Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/255

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et ravalent ceux qui seraient excellents. Car il est interdit de se distinguer. Différence engendre haine[1], haine de la pensée neuve, haine de la générosité, haine de l’audace, haine de l’amour.

Ainsi ce grand intellectualiste, Stendhal, en vient à conclure : « La civilisation étiole les âmes. » Et cette conclusion est plus sévère que celle de Rousseau, si l’étiolement est pire que la corruption et si la médiocrité seule est le crime contre la vie de l’âme.

Mais qu’il surgisse un de ces hommes antiques, impassibles, calculateurs, inventifs, emportés sans cesse dans un rêve qui reconstruit l’avenir, et dont la volonté est une « ornière de marbre », un héritier vrai des Sforza et des Castruccio, il semblera, comme Napoléon, un étrange survivant d’une faune humaine éteinte. Le temps qu’il réussira à durer, par un miracle de despotique sagesse, « il sera puni de sa grandeur par la solitude de l’âme »[2] ; puis ce sera contre le grand solitaire une chasse à l’homme organisée par toutes les superstitions coalisées avec toutes les^bassesses.

Il faudrait résumer Nietzsche entier, depuis le Gai Savoir, pour dire l’étendue des emprunts qu’il fait ici à Stendhal. S’il a eu des moments où, en bon Allemand, il a surfait la vertu des méthodes militaires pour la culture (le la personnalité, il a su faire sien le jugement de Napoléon sur Murat :

On peut être brave devant l’ennemi et n’en être pas moins un lâche et un brouillon incapable de décision[3].

C’est par une citation de Stendhal (Différence engendre haine), qu’il explique les jalousies basses qui projettent

  1. Le Rouge et le Noir, I, p. 184.
  2. De l’Amour, p. 70. — Vie de Napoléon, pp. 17, 29, 30.
  3. Nietzsche, Fröhliche Wissenschaft, § 169. {W., V, p. 185.)