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vie individuelle, de la vie intérieure, le développement de l’homme lui-même, de ses facultés, de ses sentiments et de ses idées »[1]. Les auteurs allemands, au contraire, entendent par le mot de « culture » la seule civilisation intellectuelle, et peu s’en faut qu’ils ne reprochent aux Français de n’avoir pas le mot, parce qu’ils seraient étrangers à la chose. Quelques polémistes outranciers, à l’époque où Nietzsche grandissait, allaient jusqu’à dire que l’on peut reconnaître aux Français la qualité de « civilisés », mais qu’ils ignorent la vie véritable de l’esprit, c’est-à-dire la « culture »[2].

Déjà F.-A. Wolf souffrait de cette manie pédantesque ; et il nous faut le dire, car il a été, avec Burckhardt, une des lectures préférées de Nietzsche. Pour F.-A. Wolf, la « civilisation » est tout ce qui fait une société policée, la sécurité, l’ordre et la commodité des relations sociales[3]. La « culture de l’esprit » ne naît pas toujours de la civilisation et ne la suppose pas ; la littérature, où toute culture aboutit, peut, chez un peuple heureusement doué, s’épanouir avant l’établissement de l’ordre. Beaucoup de peuples ont été civilisés avant les Grecs : il n’y en pas un, selon F.-A. Wolf, qui ait eu, comme les Grecs, cette « culture de l’esprit » dont l’essence est que, dans un peuple cultivé, tous les hommes doivent y participer. Quand on demande à Burckhardt de définir ce qu’il entend par « culture », il suit la plus correcte discipline allemande. La « culture » est ce développement spontané de l’esprit, par lequel l’activité d’un peuple s’organise en activité consciente, puis s’achève en réflexion pure, comme

  1. Guizot, Histoire de la civilisation en Europe, 1re leçon.
  2. C’était la doctrine, en particulier, de Constantin Frantz, puis de Richard Wagner dans Deutsche Kunst und Deutsche Politik.
  3. F.-A. Wolf, Darstellung der Altertumswissenschaften (Kleine Schriften, t. II, 817).