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comprimé une possibilité d’existence consolante. Nietzsche, comme son maître Schopenhauer, croit la reconnaître dans la vie de l’art. Au terme, l’État grec, et les appétits forcenés qui le rendent nécessaire, travaillent à créer un art qui donnera à toute la vie humaine son sens vrai. C’est la déduction que Nietzsche essaiera. Mais Burckhardt lui a fourni plusieurs des chaînons de cette déduction.

III. Le caractère « agonistique » de la vie des Grecs. — Je ne crois pas qu’un autre écrivain avant Burckhardt ait formulé avec autant de netteté que lui cette définition de la civilisation grecque qui la décrit par son « caractère agonistique ». On avait coutume de remarquer que le sens de l’individualité est plus vigoureux chez les Grecs que chez tout autre peuple de l’antiquité. Les hégéliens avaient tiré de là de très ingénieuses conclusions sur l’évolution du droit grec. Les spécialistes d’aujourd’hui, forts d’une discipline sociologique nouvelle, seront tentés de corriger et de nuancer cette opinion ancienne. Ils savent que le sens individualiste des Grecs n’est pas de vieille date et que, même à Athènes, il n’est pas plus vieux que l’époque de Solon[1]. Burckhardt, bien qu’il soit un des précurseurs de l’école sociologique en histoire, n’a pas une aussi précise information. Mais il croit que cet individualisme grec, une fois né, explique l’évolution des formes sociales elles-mêmes. Le Grec n’est heureux que s’il se sent distinct et supérieur. « Être les premiers toujours et tendre en avant des autres », telle est l’instruction que reçoivent de leur père Achille et Glaukos quand ils partent pour la guerre de Troie. Ils doivent s’attendre non seulement aux coups de l’ennemi, mais à la jalousie folle de tous ceux que leur mérite prétend dépasser.

  1. G. Glotz, ibid., p. 358 sq. ; 413 sq.