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des formes légendaires et des gloires de famille qui devenaient par eux un patrimoine de tous les Grecs.

La dernière grande tentative dans le sens d’une culture panhellénique fut cette tragédie athénienne dont Nietzsche devait présenter par la suite une si retentissante interprétation. Aucun genre ne paraissait, par toute son histoire, apporter une confirmation plus triomphale aux idées de Jacob Burckhardt et de Nietzsche. L’origine religieuse de la tragédie ne faisait pas de doute. Les grands tragiques, comme les grands comiques, appartiennent à des familles de prêtrise[1]. Une tragédie est au juste un mystère religieux à célébrer devant la cité. Un poète-prêtre dresse un chœur en vue de cette célébration où accourt tout le peuple. Un concours très disputé met aux prises et stimule les génies. Puis, c’est la propagation du genre, une émigration des chefs-d’œuvre : les Perses d’Eschyle, joués à Syracuse ; la cour macédonienne remplie de poètes tragiques venus d’Athènes. Jamais n’a été plus manifeste ce fait social : la poésie naissant de la religion et de l’enthousiasme religieux lui-même, par la compénétration de l’esprit individuel et de l’activité créatrice des mythes, vivante dans les foules. Les genres littéraires sont les enfants de la cité et de son culte. Mais en Grèce, ils germent aussi de l’antique disposition belliqueuse qui rendait les Grecs incapables de pure soumission à une croyance et qui les poussait à organiser un jeu de rivalités jusque dans l’acte religieux.

Comment donc a pu se substituer à ce public tout religieux qui écoute, et n’écoute que des vers, un public qui lit de la prose ? Ce ne fut pas du premier coup. Deux nécessités y contribuent : les besoins de l’action juridique et politique, et les besoins de la science.

  1. Nietzsche, Philologica, XVIII, p. 192.