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dans l’univers est orienté uniquement vers la sélection du génie. Il reste à savoir comment évolue cette humanité grecque pétrie pendant des siècles par les institutions de la cité, par les corporations d’une prêtrise géniale qui fut une pépinière de poètes, ou par des castes d’aristocrates audacieux où se recrutaient les émancipateurs de la pensée. Le vrai chef-d’œuvre que tous les efforts contribuent peu à peu à créer est, en effet, cette humanité grecque elle-même toute pénétrée d’art et de pensée.

II. L’humanité grecque. — Nietzsche a adopté dans toutes ses grandes lignes la description de Jacob Burckhardt. Mais ses aperçus sont fragmentaires. Quand il parle de l’humanité grecque, il songe généralement aux Grecs des guerres médiques. Ce qui le frappe chez les Grecs de ce temps, c’est qu’ils tiennent tout d’abord à la santé et à la force physique, à la bonne race et au bon entraînement. Effrénés en matière morale, les Grecs sont modérés dans la satisfaction des besoins du corps. Nietzsche aimera proposer les Grecs comme modèles d’une sobriété qui chez eux était besoin esthétique (W., X, 388). Et Burckhardt n’avait-il pas remarqué que les Grecs parlaient avec une piété recueillie des vins délicats, mais qu’avec un système nerveux tout vibrant et neuf, ils y étaient si sensibles qu’une coupe de vin mélangée de vingt parties d’eau leur paraissait donner à une amphore un parfum qui donnait l’ivresse divine[1] ? Toujours, pour Nietzsche, l’intégrité physique sera la marque des civilisations durables, et, parmi les pires causes de la décadence moderne, il comptera l’usage fréquent des breuvages alcooliques. Mais chez les Grecs naissait la

  1. Burckhardt, Griechische Kulturgeschichte, IV, p. 151 sq. ; pp. 251-261.