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On devine ce qui a attiré Nietzsche vers Gœthe d’abord. Le philosophe, emporté par un lyrisme tragique, sentait le besoin d’un retour à une forme d’esprit imaginative et calme. Gœthe lui parut représenter la « culture épique des Allemands, éprise de réalisme intelligent, de savoir naturel et historique, et faite pour exposer ce savoir[1] ». Une telle culture ou, si l’on veut, un tel tempérament sont éloignés du drame. Un petit nombre de scènes tragiques, de tonalité musicale, la fin du premier Faust, celle d’Egmont, celle de Gœtz, c’est tout le legs dramatique de Gœthe.[2] Nous y verrions plutôt des scènes d’opéra, de grandes « idylles héroïques » de la douleur, comme celles dont Schiller fera la théorie. Mais nous nous rapprocherons ainsi de la formule de Nietzsche. Ce qui a empêché Gœthe de saisir tout le sens du tragique grec, c’est cette nature contemplative et sereine du narrateur préoccupé de se faire entendre, mais qui répand sur les faits qu’il déroule la lumière calme de sa propre intelligence. Croire l’univers pénétrable à l’intelligence humaine, n’est-ce pas déjà une vue optimiste ? L’émotion tragique véritable ne se lève en nous que le jour où nous apercevons les choses dans leur illogisme éternel. Aussi Gœthe n’a pas compris les Grecs. Il n’a pu pénétrer jusqu’à leur pessimisme foncier. Le Crépuscule des Idoles répétera ce jugement sur Gœthe, énoncé déjà par le livre sur la Naissance de la Tragédie.[3]

Pourtant, Nietzsche a conscience de sa dette. Il met Gœthe au nombre de ces « philologues-poètes », dont la lignée remonte à la Renaissance italienne et auxquels nous sommes redevables d’une divination plus exacte de

  1. Die Tragœdie und die Freigeister, § 85. (W., t. IX, p. 114.)
  2. Musik und Tragœdie, § 182. (W., t. IX, p. 250.)
  3. Geburt der Tragédie, § 20 (I, 143) ; Was ich den Alten verdanke, § 4 (VIII, 172).