Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/374

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en lui le mystère dont il est né, s’ouvre ainsi à l’âme suprême, et il a tout l’avenir dans le cœur. Croit-on que le solitaire de Nietzsche n’ait pas son modèle, pour une part, dans le solitaire d’Emerson ?

On voit le sens profond de la parole de Nietzsche à propos d’Emerson : « Je le sens trop près de moi. » Ils sont, Emerson et lui, d’une même lignée. Nourris tous deux de la substance des Allemands, ils sont des visionnaires de la vie intérieure. De là leur critique du traditionalisme en matière de religion, de conduite morale, de littérature et d’art. De là ce réalisme mystique qui veut que l’ascendant des forts sur les faibles soit issu d’une magie tout immatérielle, mais aussi que toute vie soit « volonté d’être fort », et qu’après avoir créé le destin qui la régit, elle accepte ce destin comme juste et proportionné à son mérite propre et croissant.

Pareillement, nous avons cru reconnaître des souvenirs d’Emerson dans cette vie de silence, de solitude et de joie où l’âme, par l’ivresse et par l’extase, s’élève à une condition supérieure. Sans doute la force dont est rempli le Surhumain de Nietzsche n’est pas d’une essence toute pareille à celle que nous insuffle l’ « âme supérieure » d’Emerson. Ce qui, selon Nietzsche, « parle du fond des entrailles de la terre » et s’exhale dans l’haleine du Surhumain, est plutôt l’effluve puissant des forces naturelles. Mais boire ces forces à leur source, c’est encore communier avec l’universelle vie.

On imagine donc que, dans le chaos mouvant des énergies, il survienne des moments de concorde chantante, des nécessités harmonieuses où la somme des forces universelles atteint un maximum de rendement intelligent. Quand un tel point culminant est atteint dans la nature vivante, la « volonté de dominer » y rayonne avec une splendeur qu’on pourrait appeler Dieu. Ainsi l’existence des choses serait