Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/376

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romantisme allemand pour n’être pas entraîné à la dérive de ce platonisme renouvelé où a consisté la doctrine d’un Fichte, d’un Novalis, d’un Schopenhauer. Il nageait à larges brasses sur ce flot profond, avec une jeune vigueur d’homme du nouveau monde. Nietzsche, quand il y toucha, suivit à son tour le fil de l’onde ensorcelée. Il s’était juré vers 1876 de ne plus croire aux chimères métaphysiques. Emerson le replonge dans ces ténèbres glauques. Les remous puissants de l’âme universelle d’Emerson, en quoi sont-ils moins dangereux pour la pensée que le vouloir-vivre impersonnel de Schopenhauer ?

On dirait ce fleuve mortel sur lequel s’est égaré à la rame le héros de Novalis et qui l’engloutit avec sa fiancée Mathilde :

Où est le fleuve ? demanda-t-il avec des larmes.

— Ne vois-tu pas ses vagues bleues au-dessus de nous ?

Il leva les yeux, et le fleuve bleu s’écoulait doucement au-dessus de leurs têtes[1].

Ainsi Nietzsche, se replongeant dans cet azur liquide et miroitant de la pensée émersonienne, y perd jusqu’au sentiment de sa mission propre. Il redescend par delà le monde sensible, dans un Styx d’où il savait qu’il n’y a pas de retour. Le problème que pose la philosophie de Nietzsche, c’est de savoir comment il a pu reprendre pied sur une terre nouvelle.

  1. Novalis, Heinrich von Ofterdingen, 1er partie, fin du chapitre vi.