Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/379

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présent bourgeoisement brutale et indifférente, comme la nature même qu’elle devrait corriger, aux frémissements intérieurs de l’humanité.

À quelles affirmations cependant aboutissait cette polémique de destruction ? Comme toute sophistique a en elle une âme de rationalisme et toute polémique une âme de foi, ainsi cette révolte des poètes est portée par une croyance pathétique. Après avoir bravé l’indifférence ou l’hostilité du monde, ils espèrent le convertir et le régénérer en évoquant des images d’une humanité tendre et héroïque, prête d’avance au martyre auquel est prédestinée toute beauté de l’âme. Ce fut la forme imagée et sentimentale de leur pensée platonicienne.

Car chez Gœthe et Schiller, chez Hœlderlin et Kleist, la moralité supérieure ne se définit pas en raison : elle parle au cœur et éblouit l’imagination. Du séjour profond où elles dorment, les poètes ramènent par la main les vérités éternelles et les archétypes des plus pures vertus humaines ; ils connaissent le sortilège qui anime ces ombres ; et ils les dressent vivantes devant notre sentiment extasié. Ils pensent que, par réminiscence, le divin se réveillera dans notre âme, et que la société, surprise et ravie, ayant pris d’elle-même modèle sur ces visions consolatrices, une Grèce nouvelle sortira du souvenir profond où elle sommeillait.

À cette foi, l’art allemand ressuscité apportait la meilleure des preuves, puisqu’elle la vérifiait par les faits. Et Richard Wagner de notre temps n’avait-il pas renouvelé la grande tentative ? C’est pourquoi Nietzsche, ému du courroux des classiques, partage aussi leur foi en la puissance régénératrice de l’art.

Mais où donc est située cette région mystérieuse, peuplée des formes qui rayonneront sur la civilisation future ? La sagesse des poètes s’épuisait dans le don des images.