Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/43

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus explicites annoncer l’effort d’héroïsme mortel, qui fera naître la race nouvelle, que dans cette pièce de Selige Sehnsucht, par laquelle le West-Oestlicher Diwan annonce déjà la grosse Sehnsucht de Nietzsche ? La vie commune est un triste fourmillement de germes dans la nuit. Ce serait l’éternelle stagnation de la vie pullulante dans les profondeurs, s’il ne se trouvait des vivants audacieux pour courir à la mort dans un effort dont la trace restera pour toujours fixée dans nos fibres. Ainsi naîtra la variété nouvelle. Les âmes élues consentent à l’étreinte de la mort dans « ces épousailles plus hautes » {zu höherer Begattung), parce que cette résolution enflammée est la seule garantie d’une résurrection de l’espèce dans une vie plus haute :


Und so lang du das nicht hast, — Dieses : Stirb und Werde !
Bist du nur ein trüber Gast — Auf der dunklen Erde[1].


C’est cette résolution de mort extatique et régénératrice qui sera aussi l’élan intérieur qui emporte Zarathoustra ; et le Wille zur Macht de Nietzsche ne disconvient pas que le Divan de Gœthe, après Hafis, lui ait donné l’impression vivante de cette ivresse mentale où le corps lui-même, divinisé, se résout en vie de l’âme[2].

Gœthe a donné en personne le plus audacieux exemple de cette marche ascensionnelle, de cette productivité à longue échéance, révélée par les effets lointains. Il représente aussi, mieux que tout autre, cette impressionnabilité moderne, par laquelle toute la pensée est comme imprégnée de sensualité, et toute la vie des sens transfigurée par l’esprit[3]. Il a prouvé par sa vie qu’un

  1. Gœthe, Diwan, fin du Buch des Sängers. — Voir le commentaire de K. Burdach, édition du Centenaire, V, 332-338.
  2. Wille zur Macht., § 1051 (W., XVI, 388).
  3. Ibid., § 820.