Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/69

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tites doses, par le drame, l’émotion tragique nous est inoculée, pour qu’elle nous trouve prêts au jour des terreurs réelles.

Les drames de Schiller nous montrent tous une âme forte en lutte contre la destinée. Il prend dans l’histoire ses héros, avec ce sentiment que Nietzsche loue en lui et qui lui fait considérer l’histoire du passé comme un choix d’exemples pour les hommes d’à présent, comme une constatation et comme un enseignement[1]. Il s’agit de dire ce qui advient de ceux qui n’ont pas su créer en eux l’humanité intégrale. La limite intérieure que presque tous les hommes portent en eux les distinguent en deux classes : ceux qui s’attachent à la glèbe du réel, les réalistes ; ceux qui ne poursuivent qu’une chimère exsangue, les idéalistes. Qui triomphera ? Ils succomberont devant les puissances plus fortes, les uns et les autres. Mais Schiller réserve sa préférence à ceux qui meurent pour un rêve.

Cela est clair pour quiconque observe la destinée qu’il fait aux immoralistes géants ou aux grands pétrisseurs de peuples qui se dressent dans les drames de Wallenstein, de Marie Stuart, de Démétrius. Ces grands calculateurs, quand les fatalités hostiles les étreignent, périssent sans dignité. Et ils ne peuvent empêcher ce qui est inévitable. Un Wallenstein qui sait tout et prévoit tout, et qui de son armée a fait un miracle de discipline et de force, croit sa destinée si bien ancrée dans le réel que le cours des astres lui-même aurait besoin de changer pour amener sa défaite. Mais le système du réaliste est incomplet et son calcul erroné. Et notamment ce qu’il oublie, ce sont les « impondérables » qui pèsent, eux aussi, dans la balance, les idées, les sentiments, l’incorruptible fidélité. Com-

  1. Von Nutzen und Nachteil der Historie, § 2 (I, 295).