Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/80

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misère des joies trop faciles. Le bonheur est de se réjouir de l’avenir, d’y travailler, de « vivre d’une vie solaire », de boire les rayons que nous verse l’astre qui chemine au-dessus de nous, de se nourrir d’actes, de trouver la joie dans la force, et de succomber d’une mort peu commune. Que de linéaments qui dessinent déjà le Surhumain de Nietzsche, dans cet Hypérion qui veut élargir son âme jusqu’à y « condenser en un moment tous les âges d’or révolus, la quintessence des plus hauts esprits, la force de tous les héros du passé »[1] ? Pour la première fois, par Hœlderlin, la pensée platonicienne d’une démocratie du beau vivant dans une république réelle, d’une moisson de génies, qui se lèverait d’une semence jetée par de grands éducateurs, s’approche de la pensée de Nietzsche. Elle est voilée encore, mais il ne l’oubliera plus ; et quand il la retrouvera dans le texte grec, il ira droit aux formules qui révèlent la pensée foncière et trop méconnue : « dann ruhen wir erst, wenn des Genius Wonne kein Geheimniss mehr ist »[2]. Or, cette pensée enveloppe l’idée aussi de l’universel rajeunissement : Es muss sich alles verjüngen ; es muss von Grund aus anders sein. Toutes les joies auront une gravité nouvelle ; et tous les labeurs seront une joie d’affranchissement. Ces épousailles de la nature et de l’esprit, cette sensibilité de l’homme ouverte à l’enjouement, qui vient des puissances vierges de la nature, cette complicité d’enthousiasme où s’unissent la nature et l’homme, est-ce autre chose que la prophétie de Nietzsche[3] ? Cet enthousiasme sans doute aura besoin d’une interprétation nouvelle. Nietzsche sera mis sur la trace de cette interprétation par d’autres maîtres, qui seront les romantiques. Pour l’instant le problème posé

  1. Hœderlin, Hyperion, p. 75.
  2. Ibid., p. 124
  3. Ibid., 116, 146.