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deux bouts à la fin de l'année? Si jamais ces ressources arrivaient, quand serait-ce ? Trop tard à coup sûr. Ellison ne l'aimait pas assez et lui-même l'aimait trop pour attendre. Peut-être les difficultés qui commençaient à s'amonceler de nouveau sur le chemin de son père, contribuaient-elles à l'éloigner d'un métier, où la sueur du front ne suffisait pas à gagner le pain. Il chercha une façon plus rapide, plus sûre, de parvenir à vivre. Depuis quelques années déjà, les deux frères avaient obtenu du père quelques pièces de terre où ils faisaient pour leur propre compte pousser du lin, fort cultivé alors dans ces parties de la contrée. Robert résolut d'aller à Irvine apprendre à préparer cette plante. Cependant, le refus d'Ellison Begbie survint. Il partit néanmoins, le cœur plus chargé de chagrins qu'on ne l'imaginerait d'après la calme affection exprimée dans ses lettres, assombri, découragé. Evidemment, il venait de recevoir bravement un coup dont il serait longtemps à guérir. C'était vers le milieu de juillet 1781.

La ville où il arrivait et le nouveau métier qu'il entreprenait n'étaient pas faits pour dissiper sa mélancolie. Irvine est un endroit d'apparence désolée ; c'est une bourgade maritime avec toute la tristesse des ports, situés non pas sur la mer, qui est à elle seule un mouvement et une multitude, mais sur les rives plates et vaseuses d'une embouchure de rivière. Un horizon rampant de maigres dunes, des bas-fonds de sables coupés de flaques, recouverts et découverts par l'alternance monotone du flux et du reflux ; sur ces j)auvres bords, un ramassis de dépôts de marchandises et de maisonnettes, moitié cabarets, moitié boutiques à objets de matelots, basses, minables et louches. Aux heures d'eau retirée, les navires, comme échoués, augmentent cette impression d'abandon par celle de désarroi, que donnent leurs grands corps désemparés, leurs mâtures penchées hors d'équilibre et qui semblent faire gauchir le ciel. Pour un jeune paysan, accoutumé à se réjouir des mille vies de la terre , ce séjour de stérilité, lavé d'une eau morne et inféconde, dut être comme un cauchemar.

Ace serrement de cœur s'ajouta bientôt le dégoût d'un métier pénible et presque rabaissant pour lui. Au lieu des journées au grand air, de la fierté du labour et de la diversité des occupations, un emprisonnement dans un taudis puant de l'odeur fade du lin roui, et une besogne assise, monotone et mécanique. Des heures et des heures sur le banc, devant le chevalet de l'espade ou l'établi des sérans. Pour des bras dignes du fléau ou de la faux, maillocherleliu, l'écraser, l'écanguer sous la broie, l'étirer sur les peignes, avoir toujours les mains perdues dans des filasses, c'était presque un métier de femme. Dans cette salle basse, moitié hangar moitié écurie, au milieu de cette atmosphère alourdie des émanations et des poussières du lin, on ne respirait pas. Il étouffait, sa santé s'en ressentit. Ce changement d'existence, en toutes circonstances, lui eût