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Page:Anjou - Le Prince Fédor, 1907.djvu/34

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— Ce sera difficile.

— Parce que votre délicieux visage est une attirance pour les yeux.

— Je n’aime pas que vous parliez ainsi. Il y a, je crois, un mot français qui est synonyme de mensonge et représente ce que vous dites.

— Quel est ce mot ?

— Flatterie.

— Je dis ce que je pense et n’ai guère coutume de me livrer, à ce genre particulier de banalités. Il est impossible auprès de vous de rester indifférent, et de n’être pas aussi profondément respectueux. Avec votre dignité naturelle, si fière et si simple, vous pouvez passer partout, sans éprouver le choc d’un manque d’égards.

— Je ne veux pas voir le monde.

— Vous recevrez un peu, cependant. La vie d’anachorète est suffisante pendant quelques mois, pendant quelques années à la rigueur ; mais l’organisation, de la nature humaine veut la réunion de plusieurs personnes. L’esprit replié sur lui-même s’atrophie et il faut, pour produire l’étincelle, la rencontre de deux courants opposés.

— Vous aimez le monde, je vois ?

— Je suis loin d’être un mondain, mais je ne suis pas un sauvage. J’aime les sports et vous y initierai, de même qu’il faudra vous initier à la société moderne.

— Ah !

— De plus, il faudra, pour tenir votre maison, vous éviter des calculs domestiques auxquels vous ne devez rien entendre, admettre une dame de compagnie. Le personnel sera commandé par elle de manière à ce que vous soyez servie, ainsi que vous l’êtes ici, sans fatigue ni préoccupation.

— Réglez toutes choses, prince. Je m’en remets entièrement vous.

— J’ai encore une grâce à vous demander. Je suis auprès de vous d’un âge qui me permet de l’exprimer.

— Dites.

— Peut-être n’allez-vous pas bien saisir ce qu’il m’est malaisé d’exprimer, mais vous êtes intuitive… vous me faciliterez ma tâche.

— Expliquez-vous.

— Pour voyager et vivre ensemble, moi, votre premier serviteur, je dois avoir un titre qui autorise ma présence et les devoirs que je vous rendrai.

— Vous avez le titre de prince,

— Je parle d’un titre dans le sens familial. Nous sommes en réalité cousins, mais j’ai vingt ans de plus que vous, et ce nom implique trop de camaraderie. Voulez-vous m’appeler : mon oncle ?

— Mon oncle ?

— Oui, c’est une appellation affectueuse, rien d’autre.

— Je préférerais vous nommer par votre nom : Fédor.

— Dans l’intimité, oui. Mais il faut éviter les médisances, les méchancetés. Permettez-moi de compter sur votre tact instinctif pour m’éviter une autre explication.

— Et qu’autorise ce titre, quels droits donne-t-il ?

— Le droit d’aimer, de protéger, de défendre. Ayez confiance. Surmontez votre défiance inexplicable, irraisonnée envers moi.

— Je n’ai rien de semblable, Fédor, Mais j’ignore tout, je cherche à deviner…

— Rentrons, maintenant, ma chère nièce. Tous les pêcheurs sont descendus à terre, et le bon Rumka, ainsi l’appelez-vous, nous attendrait pour le dîner.


X

VERS LES NEIGES

À la marée du soir, par un temps radieux, merveilleux de transparence, le Stentor quitta la baie d’Etchingen. Le comte Rumka, debout sur le port, envoyait de la main un geste affectueux et désolé…

Fédor Romalewsky y répondit de la dunette, et Roma, installée à l’arrière dans un rocking-chair, souriait à l’hôte si bon qui l’avait recueillie.

Près d’elle, Rosa, anxieuse aussi, effrayée toujours d’une nouvelle étape de vie.

Roma était vêtue de laine blanche, une casquette de yachting couvrait sa mousseuse chevelure.

Elle avait d’abord voulu adopter la robe noire de deuil, mais en la voyant paraître sous cette livrée austère avec son pâle visage et ses cheveux de neige, elle avait semblé si fantastiquement impressionnante, que Fédor et Rumka la supplièrent de revenir au blanc, également deuil et bien plus en harmonie avec sa beauté.

Très douce, Roma avait cédé.

Avant de partir, elle avait reçu du vieux comte un paternel baiser. Il lui demandait de revenir, de ne pas l’oublier, et elle avait promis par bonté sans trouver en elle-même de désir concordant, toujours indifférente et lasse de tout ce qui n’était pas l’introuvable, vague et pourtant latente sensation qu’elle cherchait.

Maintenant, selon la promesse de Fédor, on voguait vers Tornwald.

Le prince éprouvait quelque regret d’avoir inconsidérément cité ce nom, car le pays était bien éloigné, la route mauvaise, peut-être même dangereuse. Mais il n’y avait plus à reculer, la jeune femme voulait aller là-bas.

Sa nature, pourtant, ne montrait aucun entêtement. Elle cédait aisément mais lui causer l’ombre d’un souci, d’une déconvenue, ne pouvait venir à l’esprit de son tuteur. Il espérait, par sa patiente douceur, la conquérir.

Car ce cœur hautain, rongé de haines patriotiques et de vengeances personnelles et filiales, avait vibré d’amour devant cette jeune femme si adorablement belle, au charme irrésistible.

Il oubliait qu’Yvana était un otage. Il ne songeait qu’au bonheur de sa présence. Il ne rêvait que de lui faire une vie douce, pleine de quiétude et de joies… Il étouffait ses remords.

Malgré son avatar étrange, sa presque réincarnation, Roma avait conservé l’allure remplie de dignité fière. Son attitude, ses actes accomplis machinalement, par les réflexes, en quelque sorte, conservaient l’empreinte d’autrefois.

Il était impossible de ne pas sentir, en l’abordant, un être supérieur excluant toute familiarité, mais imposant par sa bonté visible. Et le charme spécial qui émanait d’elle se résolvait en un sentiment invincible d’attirance.

Son ascendant souverain était une force infiniment prenante.

Ceux qui l’avaient vue ne pouvaient l’oublier ; son départ d’Etchingen avait été un deuil.

Les premiers jours de la traversée furent agréables. L’eau restait calme, transparente, ridée à peine sous un souffle frais.

Roma aimait la mer, le balancement léger allait à son rêve. Elle lisait sur le pont, attentive, cherchant sous les choses le mystère caché, essayant sans cesse de deviner, de saisir, à travers le voile épais qui embrumait ses souvenirs, un peu de clarté.

Un jour, carte en main, elle alla trouver son tuteur, qui travaillait sur le rouf dans une sorte de cabine de toile qu’il s’était aménagée, à un ouvrage de science.

Il consignait ses observations et en faisait de remarquables sur les pressions des grands courants, il étudiait les différentes espèces de poissons qu’il remontait avec ses sondes.

Il la vit entrer et sourit, toujours heureux quand elle lui donnait une preuve quelconque d’attention, sinon de sympathie.

— Tenez, dit-il, voyez les choses curieuses. Je viens de ramener un animal sans yeux. Voici une espèce de crustacé que je crois pouvoir ranger dans le groupe des galathées. Ses yeux ne sont représentés que par une simple épine, dernière trace du pédoncule qui, chez le homard, par exemple, porte l’œil à son sommet…

La bête était bizarre, en effet.

— Cet animal, poursuivit Fédor, vit a une telle profondeur que la lumière n’y pénètre pas. Aussi se traîne-t-il sur les fonds vaseux… Voyez cette autre espèce de crevette, ses pattes sont plus longues que son corps. Quelle singulière couleur ont ces bêtes !

— Mais, fit Roma, comment mangent ces poissons, s’ils ne voient pas clair pour chasser ?

— Aussi restent-ils sans presque remuer. Leur bouche est énorme ; leurs dents, avancées en avant, sont préhensives. Ils attendent que les nombreuses proies mortes qui tombent constamment à travers les eaux arrivent à leur niveau. Ils les happent, et leur estomac est si dilatable qu’ils parviennent à avaler des organismes plus gros qu’eux. D’autres espèces, tels les oursins, se contentent d’avaler la vase, d’où leur estomac parvient à extraire et à s’assimiler les parcelles rudimentaires. Ces animaux vivent à quatre et cinq mille mètres de profondeur.

— Jusqu’à quelle profondeur peut pénétrer la lumière du soleil ?

— À peine cinq cents mètres. Mais, vous n’êtes pas venue me demander une leçon d’histoire naturelle, n’est-ce pas ? acheva le prince en souriant.

— Non. Seulement cela m’intéresse.

— Vous aimez la science ?

— Je sais si peu de choses !… Ce que j’étais venue solliciter de vous, Fédor, c’est de relâcher un moment à Arétow. Nous passons devant la ville, d’après cette carte.

Le prince laissa sa plume, posa son regard soudain sérieux sur le visage intelligent de sa pupille.

— Pourquoi ? C’est un détour, et nous arriverions là dans une triste saison.

— Pourquoi ?… Je n’en sais rien… Une chose m’y attire… Je voudrais entrer dans la capitale d’Alaxa. Je ne puis m’expliquer ce que je ressens, mais mon cœur est poussé vers Arétow, comme ce bateau par le courant.

— Écoutez-moi, chère enfant, vous pouvez croire un vieil ami comme moi, très expérimenté, sincèrement attaché à votre bonheur. Vous vous laissez entraîner par des impulsions, non par des raisonnements. Vous allez au-devant d’un mal moderne et pénible, appelé neurasthénie, et qui est une faiblesse cérébrale. Vous rêvez trop…

— Je ne puis faire que des rêves, puisque je n’ai pas la réalité du souvenir. Vous ne pouvez juger, vous qui savez vos étapes de vie, ce qu’il est pénible d’avoir derrière soi un grand mur sans horizon !… La plupart des pensées, observez-le sur vous, oncle Fédor, sont des rappels, et c’est fort simple puisque l’avenir ne peut être que des suppositions.

— Mais il vous reste le présent…

— C’est ce présent qui me fait vous prier instamment de vous arrêter à Arélow. Y consentez-vous ?

— Non.

— Même si je le veux ?

Fédor voulut prendre les mains de la jeune femme, essayer avec une caresse, une douce persuasion.

— Ne me touchez pas ! fit-elle. J’ai horreur de tout contact. Quel motif avez-vous pour craindre de stopper dans un port aussi sûr ?

— Je ne crains rien. J’ose tout, sauf vous déplaire. Écoutez-moi, ajouta-t-il avec plus, de bonté, cette escale au pays des vainqueurs nous met chez nos plus mortels ennemis… et me causerait à moi une cruelle torture. Nous n’avons pas de passe-port, il nous faudrait solliciter un visa de séjour pour quelques heures.

— Vous me donnez souvent des conseils, prince. Permettez-m’en un à mon tour. Votre âme est ulcérée, vous avez souffert dans vos fibres intimes ; mais Dieu a pardonné aux bourreaux de son fils… Ne pardonnez-vous pas à ceux de votre père ?

— Je ne suis qu’un homme, Roma, je n’ai pas devant moi l’éternité, mais quelques jours… et je ne suis pas parfait comme Dieu.

— Il ne pardonnera qu’à ceux qui auront pardonné, Fédor, ne l’oubliez pas.

— Enfin, Roma, je suis votre serviteur et, je ferai ce que vous souhaitez, vous suppliant seulement de ne pas m’imposer plus d’une journée de séjour au milieu de cette ville triomphante de toutes mes douleurs.

— C’est entendu.