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— Je vous conduirai à la cathédrale, où vous verrez, parmi les trophées de gloire, nos drapeaux troués. Dans ce port splendide, vous remarquerez nos vaisseaux capturés, battant maintenant pavillon aux trois couleurs : d’azur, de sable et d’argent, au lieu de notre lion de gueule sur champ d’or.

— Quand arriverons-nous ?

— Probablement demain.

— Je vais faire changer nos papiers de bord, puisqu’ils ne portaient pas cette escale, et mettre le cap à l’est. À votre réveil, Roma, vous apercevrez les tours et les clochers, les magnificences du palais impérial.

D’elle-même, Roma tendit la main au prince.

— Merci ! dit-elle simplement.

Ce fut vers midi que le Stentor doubla le promontoire de l’Aigle, où se voyait la pointe extrême des rochers : le Nid d’Aigle, résidence temporaire de l’empereur.

Appuyée au bastingage de bâbord, la jeune femme suivait, les yeux noyés de larmes, le cœur battant, ce passage au ras des côtes.

Le navire arrivait à point ; le pavillon de marée, avec sa flamme en dessus, indiquait la marée montante.

Fédor fit arborer à côté de son drapeau personnel noir et rouge, représentant les couleurs de son blason, le drapeau d’Alaxa, puis les signaux conventionnels demandant l’entrée du port et un pilote. Après, il mit en panne.

L’hémicycle de la ville se présentait en amphithéâtre sous un soleil froid, mais clair ; les navires rangés à quai portaient tous pavillon de la marine impériale.

Par un hasard étrange, les cloches de la cathédrale se mirent à carillonner, et leurs accords, apportés par une brise de terre, vinrent frapper de leurs ondes le pont du bateau.

Fédor, près de sa nièce, regardait avec une angoisse profonde l’expression de la jeune femme. Il vit frémir ses mains, briller ses yeux ; une faible rougeur teinta ces joues pâles.

— Oh ! ces cloches ! dit-elle.

Alors, le prince, lui aussi, frissonna. Son regard durcit, sa figure refléta une volonté puissante ; il posa ses prunelles dorées, aux éclairs fluidiques rayonnants, sur celles de la jeune femme, et il dit lentement :

— Vous n’avez jamais entendu ces cloches, Roma ; vous n’êtes jamais venue ici. Tous ceux qui habitent cette cité de sang sont vos ennemis.

Alors, une tristesse plus grande tomba sur le visage, si ardemment extatique l’instant d’avant. Roma courba le front vers la mer.

Le pilote montait à bord, suivi d’un douanier et d’un homme de la police. Le capitaine présenta ses papiers, le policier les visa avec courtoisie :

— Le yacht du prince Romalewski peut entrer dans les eaux d’Alaxa, dit-il, et y demeurer à sa convenance.

Aussitôt, la machine, de nouveau actionnée, reprit son élan et, vers quatre heures du soir, le bateau se rangeait à quai, précisément derrière le Brise-Lame, yacht particulier de l’empereur.

Le prince Fédor s’approcha de sa nièce, lui jeta sur les épaules une mante noire doublée d’hermine, et lui offrit la main pour descendre à terre.

Il se dirigea tout droit vers la station de voitures toute proche du quai.

— Veuillez monter, dit-il. Nous profiterons, si vous le jugez à propos, des deux heures de jour que nous avons encore. Où dois-je dire de nous conduire ?

— Je veux voir d’abord le palais impérial.

Très ému, Fédor transmit l’ordre au cocher. Les dents serrées, il ne parlait pas, sa compagne non plus. Elle regardait par la portière les rues animées, propres, bordées de magasins splendides.

Quand le landau déboucha sur la place Impériale, au fond de laquelle apparut soudain le palais de l’empereur, Roma porta les deux mains son front, le pressa fortement, puis eut un grand soupir et retomba comme brisée au fond de la voiture.

Fédor la fixait de son étrange regard, acéré maintenant, comme un regard d’aigle.

Le drapeau au sommet du palais était en berne ; un crêpe noir le couronnait.

Des courriers, des équipages passaient, des soldats de la garde aux uniformes blancs frôlaient le fiacre où deux malheureux cœurs se tordaient de douleur.

Roma regardait avec des yeux de rêve. Fédor avec une expression de haine féroce.

— Arrêtez, dit la jeune femme par l’acoustique qui reliait l’intérieur de la voiture au cocher. Je descends, Fédor, ajouta-t-elle, en se tournant vers lui. Attendez-moi.

— Je vous suis, répondit le prince avec décision.

Il l’obligea à lui donner le bras. Ils firent le demi-tour de la grille qui entourait le palais, du côté extérieur.

Roma marchait très vite, presque courant ; elle contournait d’instinct le parc établi derrière le château et dont les arbres surplombaient les piques de fer doré de l’enceinte.

Elle ne s’arrêta qu’à une claire-voie, précédée d’un saut-de-loup.

Là, que se passa-t-il ?

Un enfant jouait sur la pelouse. Des gardes du corps se promenaient dans l’allée, à l’intérieur. Plusieurs femmes veillaient sur le petit garçon.

Roma vit ce tableau, tomba à genoux, les bras tendus vers l’enfant.

Le factionnaire de planton au dehors s’approchait. Le prince Fédor n’eut que le temps de relever sa compagne, inerte, évanouie, et de l’emporter jusqu’à la voiture.

— Au port ! ordonna-t-il d’une voix altérée.

Une heure plus tard, le yacht levait l’ancre.

Rosa avait couché sa maîtresse et veillait anxieusement sur elle.

Fédor, nerveux, arpentait le pont


XI

DANS LES NEIGES

Les jours, si doux au début du voyage, se raccourcissaient sensiblement ; des brouillards noyaient l’horizon. On gagnait la zone nord-est, et les vents d’équinoxe se faisaient sentir.

Roma ne pouvait plus autant demeurer sur le pont. Elle avait subi d’ailleurs un choc violent, un traumatisme moral qui lui avait donné la fièvre.

Quand l’accès fut passé, elle fit prier le prince Fédor de venir la visiter dans sa cabine.

— Qu’ai-je eu ? demanda-t-elle sans préambule, d’un ton bref.

— Une faiblesse. Vous vous obstinez à ne pas suivre mes conseils ; vous abusez de vos forces. Au sortir de ce bateau mouvant, vous avez éprouvé sur terre une angoisse que tous les navigateurs connaissent. Vous avez eu le mal de terre.

Elle eut un sourire ironique.

— Que me contez-vous ? J’ai éprouvé une angoisse en effet, une crispation au cœur. Je n’ai pas su vaincre un appel venant d’au-delà, m’a-t-il semblé, de très loin, mais infiniment doux…

— Voyons, mon enfant soyez calme. Vous marchez en vérité sur la route de la folie. Votre imagination vous leurre, il faut absolument vous dominer. Vous matérialisez en quelque sorte un songe. Vos nerfs, exaspérés et tendus, usent votre organisme délicat… J’ai tort de céder à vos caprices ; pardonnez-moi ce mot. Il faudra vous soumettre à un régime réconfortant.

— J’aime mieux m’en aller de ce monde, revoir les miens, ceux qui ont eu les mêmes tendresses que moi, qui sont maintenant aux espaces libres où l’on connaît Dieu.

— Ceux-là, reprit Fédor, en s’asseyant près de la couchette, ceux-là, enfant, diraient que vous avez manqué de courage, que vous n’avez pas gagné l’entrée de leur région plus haute. La terre est un passage extrêmement difficile… Vous ne raisonnez pas…

— Non, je sens, j’éprouve, je cède aux impulsions… Comment pourrais-je comprendre vos utopies quand au fond de moi une voix crie : « C’est faux ! »

Fédor se leva d’un bond de colère :

— Vous perdez l’esprit !

— À moins que je ne le retrouve !

Une pensée atroce traversa le cerveau du prince. Il pouvait, grâce à son magique pouvoir, replonger dans les ténèbres cette âme mal enclose, mais il eut un remords.

Le récit qu’il avait fait à la jeune femme de sa propre existence n’était pas tout à fait un conte ; c’était même moins qu’une légende. En effet, la famille d’Yvana avait des alliances anciennes avec celle des Romalewsky. L’empereur lui-même l’avait dit à Fédor ; lors de son serment de fidélité au vainqueur.

Litzio de Kalchoven, le père d’Yvana, était réellement cousin des Romalewsky. Or, Fédor avait le respect le plus absolu pour sa famille, et il lui répugnait d’avoir recours à des moyens criminels vis-à-vis d’un de ses membres.

Et puis, malgré le peu de sympathie que Roma lui témoignait, elle le captivait, le tenait en quelque sorte par un lien d’affinité… d’amour, peut-être…

Il se maîtrisa donc. Dorénavant, on vivrait fort loin des tableaux évocateurs du passé, et le temps, l’oubli, la distraction feraient leur œuvre habituelle.

Il ne répondit pas tout de suite, regarda avec une infinie tristesse le visage encore plus pâle, aux paupières bleuies, de la victime des Kouraniens…

Enfin, comme le silence se prolongeait :

— Mon enfant, plus tard vous regretteriez vos duretés imméritées… Je ne saurais vous en vouloir, parce que vous avez beaucoup souffert ; mais il est cruel de vous avoir arrachée des bras de la mort lente et affreuse qui vous guettait, pour que vous me reprochiez sans cesse cette action qui est un bienfait. Reposez encore. Rosa va vous lire des histoires qui dériveront le cours de vos songeries.

— Quand arriverons-nous ?

Dans une vingtaine d’heures, nous toucherons Tornwald. Soyez guérie et forte pour ce pèlerinage souhaité. Il ne sera pas aisé à accomplir, je le crains.

Le froid s’accentuait chaque jour. Le cap au nord, le Stentor s’en allait au-devant de la neige. Bientôt, elle vint blanchir les vergues, et Roma, en quittant sa cabine, un matin, s’écria :

— Tiens, le navire porte mes couleurs !

Fédor, qui avait su prévoir le changement rapide de température, s’était prémuni amplement de fourrures moelleuses.

Sur son conseil, Rosa avait préparé pour sa maîtresse un costume d’astrakan blanc. Elle la pria de le revêtir pour l’expédition de Tornwald, où le bateau vint atterrir un matin d’octobre.

La ville est loin du port. Il faut, pour le gagner, entreprendre une cinquantaine de kilomètres à travers steppes et forêts.

Pour ce trajet, Fédor ne put trouver mieux qu’une sorte de traîneau attelé de chiens. Un marin de la côte s’offrit pour guide et pour cocher.

Pourvue d’une quantité de fourrures et d’abondantes provisions, la petite troupe se mit en route sous un ciel gris et bas, par une bise coupante du nord.