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Roma soupira sans répondre. Mme de Riffemont lui prit le bras :

— Allons, venez, le thé sera comme du café à force d’infuser, et mieux vaut ne pas rester sous l’impression des choses tristes dont vous parlez…

Alors ils rentrèrent, suivis des feuilles fortes que traînaient sur le sable la robe blanche et la robe noire des deux femmes.


XXII

FRÈRE ET SŒUR

L’automobile volait sur la route de Clermont à Paris. Elle accomplissait du 80 à l’heure. C’était fou.

Le comte Georges se grisait de vitesse, d’air, de vent.

Les villages passaient comme dans un cinématographe. Les cris des paysans, les malédictions des piétons se perdaient dans ! a poussière soulevée, épandue sur les champs où la charrue traçait les sillons pour recevoir les semences, où les corbeaux, arrivés à leur saison habituelle, voletaient, lourds, énormes, en troupe bruyante.

Qu’importait au jeune homme ? Il courait rejoindre celle dont la pensée ne pouvait le quitter.

À présent, le parc de Châtel-Guyon était désert. Les grands arbres dépouillés semblaient s’étirer sous le ciel morne. Le 15 octobre avait vu fuir le dernier baigneur. Les habitants de Tourleven étaient encore restés quelques jours. Roma n’aimait pas les déplacements ; elle disait être ainsi que les arbres transplantés : ils souffrent de chaque arrachement.

Paris ne la tentait point. Ce qu’elle aurait voulu, ce que Fédor défendait, c’était la fugue en Alaxa… à Arétow…

Sans savoir pourquoi, cette capitale l’attirait. Elle aurait souhaité y passer l’hiver, s’y installer de préférence pour vivre.

— Vous ne connaissez pas la langue du pays, objectait le prince.

— Je l’apprendrais si vite ! répondit-elle, sachant avec quelle facilité elle s’assimilait toute chose.

Mais le Kouranien s’entêtait. Demeurer là, chez des ennemis, être forcé de subir leur voisinage, de nouer des relations polies, non, il n’accepterait pas cette contrainte journalière, ce servage mondain, disait-il… ne voulant pas non plus, prétendait-il surtout, exposer sa pupille aux heurts inutiles que ce milieu créerait.

Pouvait-il avouer ses raisons réelles et secrètes ?

Désespérant de vaincre, Roma avait dû céder, lasse, et revenir à son rêve que nul, du moins, ne pouvait entraver ni détruire.

Les Montflor avaient retardé autant que possible leur départ d’Auvergne. La marquise prenait tout ce qu’elle pouvait de forces pour les dépenser aux fatigues mondaines de l’hiver, et Yolande, heureuse de la liberté offerte par la presque solitude des derniers jours, aimait les promenades sous le ciel terne, en compagnie de son calme fiancé, harmonisé, pensait-elle, avec les grisailles des horizons.

Elle s’en allait avec lui, tout à fait confiante, pacifique, tranquille, dépourvue de grandes envolées d’âme.

Paul Karakine n’imaginerait jamais, certes, de troubler sa paix par de fols enthousiasmes… Yolande traverserait les années au petit trot familial d’un attelage sûr. Cela ne ressemblait guère aux projets élaborés au couvent avec Mariska, exubérante amie.

Mais à la rentrée à la maison paternelle, après les études finies, Mlle de Montflor avait dû faire connaissance avec l’économie, fatigante parfois jusqu’à l’humiliation. Les comptes obligés le soir à l’office, où l’air gouailleur des gens molestés des surveillances mettait le sang à ses joues, eurent vite assagi la bouillante imagination de la jeune fille.

Paul Karakine, épris d’elle, très vite, incapable d’évaluer, ainsi qu’un Français n’aurait pas négligé de le faire, le poids des revenus dotaux, Paul Karakine s’était présenté à propos, au moment où devant le flot montant des impôts nouveaux, la famille se demandait s’il ne faudrait pas changer d’appartement et licencier quelques domestiques. Paul ne sollicitait que la main de Yolande, ne songeant nullement à questionner le notaire, ce souci-là étant peu compatible avec sa nature chevaleresque.

Alors, d’un accord tacite et bien sincère, on accueillit volontiers sa requête.

— À présent, s’était écrié Jean, le jour du « oui » des fiançailles, il me faudrait trouver pour mon propre compte, la même chance en sens inverse. Je vais me mettre en quête d’un gros « tas » de New-York ou de Chicago, puisque nous versons dans l’exotisme.

Yolande, choquée, avait repris sèchement son frère, qui, très drôle, était venu faire amende honorable à ses pieds.

— Mais, ma sœur chérie, je ne suis pas unique, je t’assure ; je ferai le meilleur des ménages, avec mon « sac » ; je suis simplement dans le train. Crois-tu que mon nom n’équilibre pas largement l’or d’outre-mer ?

— Il vaut mieux. Un de nos grands-pères était aux Croisades. Tu sais, Jehan de Montflor, contemporain de l’historien Joinville.

— Ah ! la légende de la croix.

— N’est-elle pas jolie ? Saint-Bernard prêchait, enthousiaste et sublime, devant une foule en délire, en 1145, au Parlement de Vézelay, en Bourgogne. Le roy prend la croix, toute la noblesse l’imite, on crie des toutes parts : « La croix ! La croix ! » Bernard coupe ses habits pour fabriquer des croix, et comme ils ne suffisent pas, Jehan de Montflor déchire les siens. N’est-ce pas héroïque ? Allez donc de nos jours trouver de tels élans !

— Tiens, une autre histoire plus moderne. Elle se raconte entre deux portes, à l’Épatant.

— Je prétends que la « Jeune France » est terriblement dégénérée, moi ! Les croisés, bardés de fer, allaient sus aux infidèles, vous, la badine en main, vous allez sus aux millions.

— C’est encore servir son pays, je t’assure, que de drainer l’or étranger pour l’y amener. Qu’est-ce que nos aïeux ont rapporté de Jérusalem ?

— La gloire d’y être allé.

— La gloire sans profit. Saint-Louis prend et rend Damiette.

— Oh ! pas d’histoire, je t’en prie, je la sais par cœur. Dis-moi, de préférence, la légende plus moderne de tes camarades du cercle.

— Voilà : ils étaient quatre…

— Qui voulaient se battre ?

— Non. Pas même échanger deux balles sans résultat, mais quatre à s’embarquer sur une « galère », vulgairement appelée de nos jours « transatlantique », pour New-York. Ils étaient envoyés par une agence qui avait pour commission d’envoyer des « ducs » pour une milliardaire. Sur le bateau, les quatre conquérants se devinent !

» — Vous allez pour… miss Ellen ?

» — Oui… Vous aussi ?

» — Parfaitement.

» — C’est comme moi.

» Alors, les quatre croisés se disent judicieusement : « Par force majeure, trois d’entre nous seront évincés. Si, au lieu de nous gêner et de nous jalouser, nous nous entendions pour aider le plus chanceux ? Celui-ci, en reconnaissance, s’engagerait à nous verser à chacun cinq cent mille francs après la réussite…

» — Ah moi, dit l’un, je lâche la corde tout de suite, signez-moi un billet de cinq cent mille balles et je descends à la première escale.

— Tu trouves ça propre ? interrompit Yolande.

— C’est selon le point de vue auquel on se place : sentimental ou pratique. La « miss » qui avait les épaules velues comme un singe savait bien à quoi elle s’exposait…

— La suite de l’aventure ?…

— Voilà : l’un réussit à conquérir le milliard. Il joua avec adresse le romantique Lohengrin traversant les mers pour joindre la fiancée de ses rêves, et il la ramena triomphant.

» Depuis, lorsqu’il montre à ses amis le nid somptueux où il a abrité ses amours, il dit, lamentable, en passant devant la chambre à coucher : « Voici la chapelle expiatoire ! » Et, gaiement, il conte au cercle : « Je suis la belle la mieux entretenue de Paris. »

— C’est odieux ! Et je préfère mille fois les croisades dans leur naïveté primitive, riposta Yolande scandalisée : Renaud aux pieds d’Armide, Olindo et Sophronia…

— À mon tour de te dire : « Ne me raconte pas la Jérusalem délivrée ! »

C’est ainsi, à travers d’amusants propos, que se préparait le mariage de Yolande de Montflor avec Paul Karakine.

Les parents, tranquilles sur l’avenir nuageux qu’ils avaient craint pour leur enfant, se laissaient maintenant aller à l’unique bonheur de leur âge : la joie d’avoir accompli tout leur devoir envers leur fille, c’est-à-dire de lui procurer le moyen de se créer un foyer, chose assez difficile en général pour les jeunes Françaises sans fortune.

Mme de Montflor avait reconquis une santé florissante aux eaux, elle ne parlait plus de ses intestins, et si elle continuait le régime des purées, c’était par reconnaissance.

Elle s’en allait chez ses relations chanter les louanges de son médecin, de son futur gendre, de sa nouvelle amie, la mystérieuse et belle Mme Sarepta, le tout mélangé en salade russe, et passait d’une manière délicieuse le temps « d’avant » ordinairement si fatigant.

Un soir, au dessert, chez la marquise, Georges Iraschko arriva, encore tout vibrant de sa course de vingt heures.

— Monsieur « Bolide », dit Paul, combien de gens et de bêtes écrasées sur ta route ? Les roues sanglantes du char de Kali, la déesse hindoue, ne sont rien, je pense, auprès de tes pneus rougis…

— Pas un accroc, mon cher. Une fusée de Riom…

— Où es-tu descendu ?

— Un chez-moi provisoire, hôtel Ritz.

— Mais je veux que tu partages mon logement de garçon.

— Merci. Je compte louer un appartement, voulant rester une année à Paris, y finir mon congé.

— Enraciné un an, toi ?… Et l’auto-éclair ?

— Il se rouillera. Je ne veux plus bouger.

— Tourleven est donc en marche vers Paris ?

— Le prince Romalewsky a acheté un bel hôtel, faubourg Saint-Honoré, avec jardin allant jusqu’à l’avenue Gabriel.

— En plein quartier chic.

— Moi, je ne connais rien. Je répète ce que m’a dit Mme de Riffemont qui m’a avoué ressentir une joie sans mélange à la pensée de vivre dans la capitale française, son pays d’autrefois.

— Et sa rêveuse compagne, partage-t-elle son bonheur ?

— Elle reste indifférente.

— Envers tout et contre tous ?

— Envers moi toujours, conclut Georges avec un soupir. Je sais que la famille au complet arrive dans une dizaine de jours. La famille n’est pas nombreuse.

— Elle se corse. Il y aura Boris, le frère de Fédor, la jeune sœur Mariska, puis les habitantes de Tourleven. Le prince est déjà venu avec dix-huit domestiques qui se livrent à un assaut de balais et de plumeaux au milieu des tapissiers. Je puis encore vous dire une chose, mademoiselle Yolande, c’est que votre amie Mariska se propose, dès le soir de son arrivée, d’accourir dans vos bras.

— Tu es donc le confident de tous les projets ? fit Paul.

— Je ne suis rien qu’un ramasseur de miettes. Quand je suis allé présenter mes adieux à Tourleven, j’ai appris ces menus détails. Je vous les livre, marquise. Je vous vois florissante de santé et ne demande pas de vos nouvelles.