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— Nous ne parlons plus santé, répondit en souriant Mme de Montflor. Dans deux semaines aura lieu la cérémonie imposante, le dîner de gala, la surveille du grand jour. Veuillez vous en souvenir.

— Piquez le carton à votre glace, conseilla Jean. Vous serez présenté, d’ici là, à votre demoiselle d’honneur.

— Je l’espère. J’ai obtenu la permission d’aller prendre des nouvelles au faubourg Saint-Honoré, la semaine prochaine. À présent, marquise, je me retire. Mademoiselle Yolande, à vos pieds. Vous voilà renseignée au sujet de votre amie.

Le jeune comte salua et sortit.

Il n’avait jamais vu Paris. Il s’était fait conduire chez la seule famille qu’il y connût. Ce devoir accompli, il se trouvait libre de chercher enfin ce qu’il souhaitait depuis si longtemps : la vie parisienne !

La vie enchanteresse, les grands restaurants, les boulevards animés, les théâtres. Ah ! comme il allait jouir de cette exquise liberté rêvée au camp, rêvée dans la garnison, rêvée à l’âge où le jeune homme s’éveille à l’idée de plaisir !

Alors, pour bien commencer tout de suite, il se fit conduire aux Champs-Élysées.

Mais lui, qui avait tant projeté de s’amuser, de s’étourdir, de noyer dans le tourbillon des plaisirs et des voluptés l’amour sans espoir qui lui dévorait le cœur, il renvoya sa voiture, et alla s’asseoir sur un banc désert de l’avenue Gabriel, où il se mit à regarder ardemment, passionnément… la grille dorée de la maison qu’allait habiter Roma, la chère lointaine !


TROISIÈME PARTIE

Les Voiles du Mystère


I

VERS LA VENGEANCE

Michel Romalewsky parcourait son empire de l’Angola, en pleine Afrique australe.

Il effectuait ce voyage non en wagon-salon ou en sleeping de luxe, comme nos modernes chefs d’État, mais dans une superbe quarante-chevaux, pourvue d’un confort royal.

Arrivé à l’extrémité de son territoire, Michel renvoya son automobile et monta à cheval, suivi de dix nègres tenant en laisse des courriers de rechange.

Aussitôt sorti des fortifications de sa propriété, le jeune colon eut à lutter contre les difficultés d’une route non tracée où il ne pouvait se diriger qu’avec une boussole. Il lui fallut traverser la cordillère de la Chella, gravir d’abord les hauts plateaux fertiles et sains, redescendre à travers les forêts inextricables, passer au travers de la molassa (marais) et finalement arriver au Koubango.

Là, sur les rives de ce fleuve, était située la ferme de l’ex-capitaine Yvan Orankof.

C’est cet homme que Michel Romalewsky allait chercher.

Michel, que ses frères avaient chargé d’être l’exécuteur de la vengeance jurée, en la nuit mémorable, aux cendres paternelles. Yvan Orankeff avait participé au crime de Narwald, au pillage, à l’incendie, au meurtre des vieillards vénérés et chéris… Yvan Orankeff expierait ce crime…

Comme Pablow, comme les autres assassins, il serait puni par les trois fils des victimes.

Deux croix attendaient encore pour être dressées, dans le campo-santo du bois de Narwald…

Yvan Orankeff était retrouvé… Yvan Orankeff allait précéder son dernier complice — l’inconnu ! — dans le châtiment.

Derrière Psyl, le cheval souple et vite de Michel, bondissait sa fidèle lionne Mariska.

Plus loin, à cent mètres, suivait l’escorte. Michel ne voulait pas être entouré ; il aimait le calme et la paix, pour penser…

Fédor et Boris, ses frères, avaient tous deux signé la lettre où ils lui disaient : « Va, assure-toi de l’identité de l’ennemi, et si tu es sûr, agis… »

Et Michel agissait… pour faire payer la dette de sang.

Cette mission ne concordait guère avec sa nature de pacifique colon, et il avait besoin de se remémorer tout le malheur du passé pour réagir contre la douceur tendre de son tempérament.

Il se faisait violence pour devenir violent.

Rien, pas même la vie à demi-sauvage, n’avait pu endurcir son cœur. Ses nègres, conduits avec une bonté ferme, n’avaient jamais subi un mauvais traitement. Il se comportait en véritable missionnaire vis-à-vis d’eux, se les attachant par la conviction, l’exemple et la récompense de bien-être.

Aussi, s’en aller si loin, accomplir trente jours de marche au moins lui était atrocement cruel avec un pareil but — pour punir, pour tuer…

Cependant, puisque c’était le serment, il allait…

Comment s’y prendrait-il ? Il ne tenterait pas un guet-apens, mais provoquerait un duel, moyen loyal. Il irait au coupable, lui dirait le passé et ils s’attaqueraient à armes égales.

Michel se rappelait ce qu’était jadis le « jugement de Dieu », en champ clos, et il pensait triompher par le seul fait de la justice de sa cause.

Le danger de l’aventure ne l’inquiétait même pas.

Malgré d’immenses difficultés de marche, la route restait des plus attrayantes. Une végétation splendide l’environnait, et le cheval « salé » — c’est-à-dire immunisé contre le mal qui, en ce pays, a détruit la race chevaline et oblige les habitants à monter à dos de vaches — avait à franchir des escarpements, des fourrés, des ravins dont il se tirait, de son pied sûr comme celui d’une mule, avec une grâce adroite et gracieuse.

La nuit venue, on bivouaquait. La petite troupe se concentrait. Les nègres allumaient le feu, fabriquaient avec la farine et l’eau qu’ils avaient apportées une espèce de galette qu’ils cuisaient sur des pierres. Ils y ajoutaient la chasse de la journée comme rôti, souvent des fruits sauvages.

Après ce repas sommaire, chacun s’enveloppait dans sa couverture et dormait comme dans le meilleur lit, sous la garde d’un veilleur changé par quarts.

Michel Romalewsky adorait la vie aventureuse, les nuits sous les étoiles splendides, qu’il passait ainsi allongé sur l’alpha séché des prairies sans limites. Il aimait l’immense solitude dont il était le roi.

Les tigres, les lions pouvaient traverser sa route, il ne les redoutait pas.

Lorsque — ce qui arrivait souvent — on ne s’attaquait pas réciproquement, la promenade n’était point interrompue. Quand on se livrait bataille, l’homme vainquait, avec ses armes et son sang-froid, l’animal brave, audacieux, irréfléchi.

Pendant ces luttes, la lionne Mariska, inquiète, effarée, se couchait, tapie dans l’herbe, comme honteuse, transie, rampante ; et Michel, en regardant ses prunelles jaunes, y lisait des choses troublantes…

Entre ceux de sa race et son ami humain, la bête fauve ne prenait-elle aucun parti ? Faisait-elle des vœux ?

Étrange problème, sans solution possible !

Une fois, la petite troupe croisa un chariot de Boers, attelé de quarante « Boes-cavalhos » et chargé de marchandises d’échange pour les nègres des villages, d’eau-de-vie surtout — l’alcool prohibé dans la colonie des Romalewsky, où le maître voulait la santé et la moralisation.

Dans le chariot vivait une famille. Le père, âgé de dix-huit ans ; la mère, du même âge, et deux marmots d’un et deux ans environ, plus les serviteurs indigènes.

Michel les envia… se roidit et passa.

Il croisa aussi des prospecteurs et des ingénieurs allemands, essayant de relever une ligne de chemin de fer possible pour exploiter les mines d’or de Cazinga.

Après vingt-huit jours de marche, il arriva au Koubango.

Le fleuve cabriolait par-dessus les roches ; des troncs d’arbres, des amas de terre et d’herbes accumulées par les crues de l’hivernage le barraient ; des moustiques voilaient l’air, gênants et dangereux à cause des fièvres dont ils sont les propagateurs.

Michel ordonna un ravitaillement rapide en eau et se hâta de quitter ce voisinage malsain.

La traversée du fleuve fut accomplie par les chevaux à la nage, sans incidents, les crocodiles ayant été éloignés par les coups de fusil des nègres.

On approchait du but. Des traces de cultures se révélaient déjà ; des pâturages enclos se montraient ; des bois coupés, des sentiers tracés indiquaient l’approche d’une ferme.

Michel fit faire halte et dresser le camp. Ensuite, il avança seul, ordonnant à son escorte d’attendre son retour.

Il encouragea Psyl par quelques caresses, siffla sa lionne au mufle roux et marcha résolument, l’esprit remporté vers les siens, là-bas — si loin ! — et cherchant si, dans l’horizon tellement dissemblable de la brousse, un repaire ou une analogie se rencontrerait avec la Kouranie paternelle.

Très vite, il se trouva devant une lourde barrière, hérissée de pointes sèches.

Une hutte de gardien défendait l’entrée. Un nègre en sortit et vint ouvrir.

— Ton maître ? demanda le visiteur en dialecte indigène.

— Vois à la case, répondit l’homme.

Michel suivit une allée ombreuse à travers un jardin soigné et fertile.

Au fond, s’élevait la case, grande, spacieuse, bien bâtie avec des troncs, d’arbres le long desquels grimpaient des clématites. Les fenêtres larges étaient ombragées de nattes aux couleurs vives.

L’aspect respirait l’aisance et le confortable.

Sous le velum disposé devant l’entrée, deux fillettes curieuses parurent.

— Un Blanc ! s’écrièrent-elles. Maman, un blanc !

Et, confiantes, gentilles, elles accoururent vers Michel Romalewsky avec des bonds de gazelles.

— Votre père, mes enfants ? dit Michel non sans un serrement de cœur.

— Papa est à la bergerie, mais entre, tu verras maman.

Une jeune femme s’avançait, souriante, toute blonde, gracieuse.

Tout de suite, elle tendit la main…

— Un frère ! un blanc ! Soyez le bienvenu, monsieur.

— Mon Dieu, soupira le prince en lui-même.

Il saluait, gêné, sombre.

— Madame, veuillez m’excuser de troubler votre quiétude, mais j’aimerais à parler à M. Orankeff. Votre mari, n’est-ce pas ?

— Entrez toujours. Yvan est au parc de moutons. Un essai d’acclimatation que nous avons entrepris en ce pays, où il n’y avait jamais eu de ces animaux habillés de laine… Il ne pourra rentrer ici que ce soir. Il faut l’attendre, monsieur, déjeuner avec nous.

— Merci, madame, ma course est pressée. Où est situé ce parc ? J’irai au-devant de votre mari.

— Il est sur le plateau, au sommet de la colline, le seul endroit où l’herbage et la température conviennent aux brebis d’Europe. Un de nos serviteurs va vous y conduire.

— J’irai seul, madame.

Il s’inclina de nouveau, tellement grave, que le sourire s’effaça des lèvres de la mère et des enfants qui rentrèrent chez elles attristées, comme si une ombre avait rayé soudain leur soleil.

Michel repartit, siffla Psyl et Mariska qui l’attendaient à la barrière, couchés, ainsi que deux fidèles compagnons.

Alors, au galop, à toute allure, il fila…