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amertume. L’élément de trouble et d’inquiétude qu’apporte le moindre désaccord entre la vie et l’esprit qui la contemple n’y apparaît point. Comment, d’ailleurs, pourrait-il apparaître dans « Orgueil et Parti pris » ou dans « Le Château de Mansfield », puisque celle qui écrit ces romans n’a jamais vu que des images de paix et de joie ? Intrigue, décor, caractères, tout est ici emprunté à l’observation directe ; c’est dans son milieu que Jane Austen a trouvé ces âmes simples et honnêtes, également éloignées des sentiers arides de la passion et des sommets dangereux de l’idéal ; sa propre vie lui a révélé l’intime douceur d’existences asservies chaque jour aux mêmes routines. Et comme elle unit à un don remarquable d’observation une incroyable indifférence à l’égard de tout ce que n’atteint pas sa vision matérielle, l’image du réel que nous offre son roman est à la fois aimable et fidèle.

Cependant cette fidélité ne s’impose point tout d’abord à notre admiration, car un des plus précieux mérites de l’œuvre de Jane Austen est de faire naître en nous le même intérêt que nous prenons aux objets et aux spectacles de notre vie ordinaire. Pour vif qu’il soit, cet intérêt comporte rarement la surprise ou l’admiration. L’art s’égalant à la vie dans les pages de Jane Austen, nous acceptons sans étonnement d’y rencontrer des êtres dont le visage nous est bientôt familier, dont nous connaissons les pensées comme nous connaissons celles d’amis auxquels une longue intimité nous lie. L’invisible barrière qui si souvent s’élève entre les lecteurs et les personnages d’un roman ne nous sépare jamais des promeneurs qui passent en causant sous les ombrages de Mansfield ni des visiteurs assemblés dans le salon de Longbourne. Si complète est l’illusion que nous éprouvons un moment de surprise seulement lorsque l’auteur, rompant le charme qui enchaînait notre attention, nous renvoie, à la dernière page, de la fiction à la réalité.

Ce roman d’un charme si fort et si subtil apporte une solution ingénieuse et nouvelle au problème des relations de l’art et de la vie. Pour offrir dans un raccourci expressif une synthèse imaginative du réel, les romanciers avaient jusqu’alors admis dans leurs œuvres à côté du vrai, le vraisemblable, le possible et l’exceptionnel. Leurs peintures acquéraient par là un relief, une vigueur remarquables ; la vie journalière y apparaissait parée des vives couleurs du drame et de l’aven-