Page:Annales de l universite de lyon nouvelle serie II 30 31 32 1915.djvu/505

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ture, cependant de certains personnages flottait encore par instants la nuée d’encens et de gloire qui accompagne les pas des héros et des déesses. En s’inspirant largement du réel, les romanciers ajoutaient aux incidents et aux caractères dont la vie contemporaine leur avait fourni le modèle, des traits que la réalité présente rarement. Avec « Orgueil et Parti pris », l’attitude nouvelle du romancier devant le réel entraîne une modification dans l’optique et l’allure de son œuvre. Un village suffit au décor et quelques mois sont assez pour que l’intrigue se développe et s’achève. Renonçant à disposer librement du temps et de l’espace, le roman de Jane Austen s’enferme dans un cadre étroit. Il réduit le nombre de ses personnages à celui de la compagnie qui peut trouver place autour de la table ou dans le salon d’un gentilhomme de province, et demande à l’observation patiente des caractères, à l’étude détaillée d’existences unies et monotones, l’intérêt que le roman puisait auparavant dans la présentation de figures originales et frappantes ou dans la rapide succession d’événements inattendus. Au lieu des péripéties et des retours inespérés de la fortune qui amenaient à son dénouement le roman de Fielding, de Smollett et même de Richardson, l’intrigue d’« Orgueil et Parti pris » ou du « Château de Mansfield », présente des ressorts plus délicats. L’arrivée d’un visiteur, une rencontre au bal ou à la promenade, quelques paroles surprises par un témoin dont on ne soupçonne pas la présence, c’est là bien peu de chose et cependant assez pour décider du sort d’une Elizabeth Bennet et d’une Anne Elliot, ou pour renvoyer Henry Crawford à sa vie bruyante et vide. Regardant la vie comme un spectacle dans lequel elle devine une variété infinie, Jane Austen s’avise de fixer en des pages ironiques et spirituelles ce qu’elle observe chaque jour autour d’elle. Elle s’aperçoit que la vie en apparence la plus monotone, par cela seul que des hommes la vivent, mérite d’être étudiée et n’a pas besoin d’être embellie ni haussée de ton pour être transcrite dans le roman. À la fois capable d’observer et d’exprimer avec justesse ce que son regard pénétrant a su voir ou deviner, elle emploie son imagination, son intuition, son sens artistique à la reproduction exacte de la réalité. Pour la première fois, la transposition de la vie à l’art s’opère dans le roman sans que le rythme, l’accent et les couleurs de la réalité soient altérés. L’expérience de l’auteur étant fort restreinte, son