Page:Annales de la société Jean-Jacques Rousseau, tome 1.djvu/57

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

me permettre de les accepter, quand même elles me seraient offertes, quelque honoré que j’en puisse être[1].

En réalité, Rousseau n’a plus envie de se fixer dans sa patrie, car pour lui, il le comprend maintenant, c’est vivre à côté de Voltaire, dont la gloire éclipserait la sienne. Il ne peut d’ailleurs pardonner à ses concitoyens la froideur avec laquelle sa dédicace du Discours sur l’inégalité a été accueillie à Genève. Ses amis cependant, Vernes, Tronchin, insistent pour le faire revenir. Madame d’Épinay, de son côté, qui songe depuis longtemps à se rendre auprès de Tronchin, presse Jean-Jacques de l’accompagner.

Ce ne pourrait guère être, écrit-il au docteur, que pour revenir encore une fois. Je ne suis point encore bien déterminé. Quant à elle, son cœur et son corps ont grand besoin de ce voyage ; la différence est qu’elle sent ses maux physiques et sera docile ; mais elle tient aux maximes des beaux philosophes musqués, et je ne crois pas que vous l’en guérissiez facilement. N’est-il pas assez étrange qu’étant femme sensée, bonne amie, excellente mère de famille, aimant la justice et la vertu, et supportant souvent bien des chagrins pour remplir ses devoirs, elle ne veuille pas faire honneur à sa raison de ce qu’elle refuse à ses penchants !

Car quoi qu’elle en puisse dire le moyen d’être honnêtes gens sans combattre ?

Il n’y a pas un seul homme au monde qui, s’il faisait tout ce que son cœur lui propose de faire, ne devint en fort peu de temps le dernier des scélérats. Mon cher ami, ce n’est pas à vous qu’il faut apprendre à vaincre ni à vous qu’il convient de l’enseigner, mais quand je parle d’elle je crois lui parler.

Bonjour, mon philosophe, je suis persuadé qu’il ne nous manque pour être de vrais amis que l’habitude de nous voir souvent, et mon cœur brûle de la prendre[2].

C’est à l’occasion du départ de Madame d’Épinay pour Genève qu’éclata, on le sait, la brouille de Rous-

  1. Mss. Tronchin, 27 février 1757, publ. par Sayous, op. cit., p. 249.
  2. Mss. Tronchin, 27 février 1757. Inédit.