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FRAGMENT,

Extrait des Nuits d’Young.
(dixième nuit.)


Conduis tes troupeaux dans un gras pâturage, tu ne les entends point se plaindre : ils paissent satisfaits. La paix dont ils jouissent est refusée à leur maitre. Un mécontentement éternel poursuit et tourmente l’homme. Le monarque et le berger se plaignent également de leur sort ; et du trône à la chaumière les soupirs se répondent. Cependant quel intervalle immense sépare leurs destinées ! L’un enferme des mers entre les deux portions de son empire ; l’autre ne possède dans l’univers qu’une cabane d’argile et de chaume, bâtie à la hâte sur un terrain abandonné et qui le défend mal de l’hiver et des orages. Croirais-je que l’Eternel ait été plus libéral pour mes troupeaux que pour moi ? Non ; ce mécontentement qui murmure dans mon cœur, n’est que le sentiment de mon immoralité ; c’est le cri de l’instinct appelant l’objet qui manque à son bonheur. Il est arrêté que l’homme noblement tourmenté par sa grandeur soupirera sur le trône comme sous le chaume ; ses dégoûts lui révèlent sa noblesse, et sa misère lui crie qu’il est né pour être heureux.

Nous ne sommes point ici dans notre patrie, c’est une terre étrangère où nous recevons en passant de la nature un aliment qui ne peut nous rassasier. Nous avons beau multiplier nos jouissances, nous restons affamés au milieu de cette abondance stérile, et les plus grands plaisirs nous laissent toujours des désirs. Si nous ne pouvons plus monter, nous descendrons plutôt que de rester dans le repos. Le maître de l’empire humain quitte le trône de l’univers et va se souiller à Caprée, dans des voluptés honteuses. C’est le désespoir de l’ambition qui l’abaisse et le plonge dans la débauche.