Page:Bédos de Celles - L’Art du facteur d’orgues, 1766.djvu/490

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celui-là fait main-baſſe ſur certains Jeux qui ne ſont pas de ſon goût, & les exclut entiérement. Un Organiſte qui ſera de haute taille, voudra que les Claviers ſoient placés plus haut qu’à l’ordinaire ; un autre les fera poſer plus bas, par la raiſon contraire. Certains, pour être plus à leur aiſe, exigeront un eſpace beaucoup plus grand qu’il ne faut, entre les deux Buffets ; il faudra en conſéquence faire des baſcules plus longues, qui vont toujours plus mal que les courtes. Le dirai-je ? j’en ai vu, quoique rarement, qui pouſſoient la bizarrerie juſqu’au point de demander des Claviers durs à manier ; tandis que d’autres, donnant dans un excès contraire, exigeoient dans les touches une legéreté, & une délicateſſe ſi exceſſives, que tout l’art des plus habiles Facteurs ne ſauroit y atteindre.

Je ne finirois point ſi je voulois rapporter toutes les différentes idées que j’ai eu occaſion d’appercevoir à ce ſujet. A voir un pareil Organiſte préſider à la facture d’un Orgue, on diroit que, ſe croyant plus habile que le Facteur lui même, il eſt en droit de le diriger dans la compoſition de ſon Inſtrument ; que c’eſt à lui à donner au Facteur des leçons & des avis tels que ſon imagination ou ſon goût particulier peuvent le lui inſpirer ; que l’Ouvrage & l’Artiſte dépendent entiérement de lui ; comme ſi le Particulier qui en fait la dépenſe n’avoit d’autres vues, & d’autre intérêt que de chercher uniquement à le contenter. Il eſt ſurprenant qu’un tel Organiſte s’aveugle juſqu’au point de croire que ſon goût doive ſervir de regle & de modele aux autres ; & qu’il ne penſe pas que ſes arrangements, très-ſouvent plus que ſinguliers, pourroient bien déplaire à des ſucceſſeurs plus habiles que lui.

Du reſte il ne faut pas croire que ces abus, dont je ne fais que donner une legere eſquiſſe, ſoient rares ; je n’en parle qu’après en avoir vu une quantité d’exemples ; c’eſt même ce qui m’a engagé à entrer dans ce détail. Je ne parlerai pas des menaces d’excluſion que font certains Organiſtes aux Facteurs, quand ils témoignent quelque peine de ſuivre leurs idées. Tous ces abus viennent moins des Organiſtes, que de ceux qui les choiſiſſent ; & ce n’eſt que pour deſſiller les yeux du public, s’il eſt poſſible, que j’ai entrepris de lui faire connoître juſqu’à quel point il peut être abuſé.

Pour en donner des preuves plus palpables, j’ajouterai que la ſcience de toucher l’Orgue, qui regarde préciſément l’Organiſte, ne donne point par elle-même la connoiſſance de la Facture ; ce ſont deux Arts bien différents & bien ſéparés. Il n’en faut pas raiſonner, comme de la Médecine, par exemple, où le Médecin exerce une eſpece d’autorité, & a une certaine inſpection théorique ſur le Chirurgien & ſur l’Apothicaire. Ils ſont les uns & les autres les Artiſtes, qui exercent la profeſſion de guérir ; ils tendent au même but par différentes routes, mais avec cette différence, que les deux derniers dépendent du premier, en ce que la ſcience du Chirurgien & de l’Apothicaire eſt renfermée dans celle du Médecin, qui en a fait eſſentiellement l’objet de ſon étude. De-là vient