Page:Bérard - La résurrection d’Homère, 1930, 2.djvu/55

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rations de récitants ne durent-elles pas prendre pour gagner la faveur de l’auditoire et en tirer un meilleur salaire !

Quand tu déclames l’épos, — demande Socrate à Ion, — quand tu frappes au plus haut point ton public, en nous disant Ulysse qui saute sur le seuil, surgit devant les prétendants et verse à ses pieds les flèches, ou bien Achille bondissant sur Hector, ou le désespoir d’Andromaque, d’Hécube, de Priam, dis-moi : es-tu en pleine possession de toi-même ?… ou bien es-tu hors de toi et, dans l’enthousiasme de ton âme, te sens-tu partie des événements que tu racontes, habitant d’Ithaque, de Troie ou de quelque autre ville épique ?…

— Ce que je sais bien, — réplique Ion, — c’est que, de la scène où je suis, je regarde mon public : il faut que leurs pleurs, leurs regards étonnés, leur terreur même répondent à mes paroles. Car il me faut veiller, et sans trêve, sur eux : si je les mets en pleurs, c’est moi qui rirai en touchant leur argent ; si j’excite leurs rires à mes dépens, c’est moi qui, ne touchant pas une obole, serai dans les larmes.

Dix générations de récitants ont dû partager ce souci : « arranger » l’épos et toucher au texte du Poète ou ne pas toucher l’argent du public dut souvent être l’alternative que leur imposaient les goûts et caprices de l’auditoire ; un cœur de théâtre, un cœur grec surtout, pouvait-il longtemps hésiter ?