Page:Bainville - Heur et Malheur des Français.djvu/18

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serait par conséquent aussi destructive. Les économistes et les financiers avaient même annoncé tout le contraire. Selon eux, une grande guerre européenne devait nécessairement être courte parce que les belligérants ne pourraient pas suffire longtemps à d’aussi colossales dépenses. L’argent devait manquer bien avant les hommes. Les économistes n’avaient pas songé que les États modernes jouissaient d’un immense crédit et qu’ils avaient en outre la ressource d’imprimer du papier-monnaie avec cours forcé. Oh ce n’est pas que ce moyen de créer de la richesse soit nouveau. Marco Polo, le voyageur vénitien du treizième siècle, racontait déjà que Gengis Khan, guerrier fameux, l’avait employé. « Ce sont, rapporte Marco Polo, petites cartes qui portent le sceau du grand seigneur ». Ce n’est pas plus difficile que cela. Et Gengis Khan lui-même n’avait rien inventé, car Marco Polo raconte encore qu’un sage chinois avait averti que ce système ne valait rien. « Aux anciens temps, disait le mandarin, les empereurs de Chine avaient déjà commencé à émettre du papier. Il y avait alors un ministre qui gagna beaucoup avec l’émission de ce papier. Mais les choses en vinrent au point que, pour dix mille billets, on pouvait à peine acheter un gâteau de riz. Le peuple souffrit beaucoup et l’État fut ruiné. » Les historiens ont été sévères pour les rois de France qui ont altéré les monnaies. Mais si les écus étaient plus légers, c’étaient encore des écus. Nous nous en contenterions.

Cependant, entre l’inflation en Chine ou en France au temps des assignats, et l’inflation de notre siècle, il y a une différence. Cette différence, c’est qu’en 1914 les États avaient un crédit tellement solide qu’ils ont pu émettre très longtemps et en immense quantité des billets de banque avant qu’il en fallût dix mille pour acheter un gâteau de riz. La confiance publique a permis de créer pour des centaines de milliards de richesse fictive, tandis que des centaines de milliards de richesse réelle se détruisaient, se consommaient, s’évaporaient tous les jours. La merveilleuse organisation financière de notre temps, qui était un des fruits de la civilisation, a contribué peut-être plus qu’autre chose à ruiner la civilisation elle-même, parce que, derrière le voile d’une illusion, elle a servi à anéantir une très grande partie du capital dont la civilisation vit.

Aujourd’hui nous savons encore mieux qu’autrefois que le