Page:Bainville - Heur et Malheur des Français.djvu/19

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hideux capital doit être appelé le divin capital. Sans lui, pas de science, ni d’art. Sans lui, pas de ces études désintéressées grâce auxquelles se réalisent toutes les améliorations. Si les études médicales deviennent trop coûteuses, parmi combien de sujets se fera la sélection des chercheurs ? Si tous les médecins sont obligés de gagner leur vie tout de suite, qui restera pour les recherches de laboratoire ? Or, dans la même mesure que le capital, s’affaiblissent les classes moyennes qui sont le plus solide support de la civilisation, parce que c’est d’elles que sortent sans cesse les talents. La civilisation romaine a reculé avec la ruine de la bourgeoisie municipale et elle s’est longtemps réfugiée dans les monastères parce que, dans les temps de pauvreté, les seuls hommes qui puissent se livrer aux travaux de l’esprit, aux travaux qui ne rapportent pas d’argent, sont ceux qui n’ont ni femmes ni enfants, ceux qui sont affranchis des soucis de la vie matérielle, parce qu’ils sont détachés de tous les biens de ce monde.

Et notre siècle a encore découvert que, si la civilisation supposait des richesses stables, elle supposait aussi un ordre politique stable. La guerre a apporté en Europe d’immenses changements. Ce n’est pas seulement la carte qui a été changée, et qui a d’ailleurs repris un aspect semblable à celui qu’elle avait au moyen âge. La renaissance de la Pologne et de la Bohême, que nous appelons sauvagement Tchéco-Slovaquie, c’est un progrès qui est un retour en arrière. Mais ce n’est pas seulement le système européen qui a été bouleversé par les révolutions. C’est l’esprit européen. Dans toute une partie de l’Europe, les monarchies, les cours, l’aristocratie conservaient une certaine communauté d’idées, de langage et de manières ; souvenir du temps où la langue française était celle de Frédéric II. À leur place sont venues des démocraties nationalistes qui ne connaissent qu’elles-mêmes et qui font de l’Europe une tour de Babel. L’Europe a cessé d’être gouvernée par des hommes qui avaient eu invariablement une nurse anglaise et un précepteur français. Ne nous étonnons donc pas qu’on voie disparaître le sens européen et que des barrières se dressent entre les peuples. On ne peut pas demander à des moujiks d’avoir été élevés comme des princes.

A tous les points de vue, il suffit de comparer l’Europe d’au-