Page:Bainville - Heur et Malheur des Français.djvu/649

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tistes unis, seraient déçus et il resterait des possibilités d’agitation et d’émeute. D’autre part, la Charte de 1814, légèrement remaniée, étant considérée comme la vérité définitive, le régime restait fidèle au système qui n’accordait le droit de suffrage qu’aux riches. Louis-Philippe, ne pouvant se réclamer de la légitimité comme Louis XVIII, ne s’appuyait pas non plus sur le plébiscite comme Napoléon. Point essentiel pour l’éclaircissement de ce qui va suivre, car c’est sur la question du droit de suffrage que la monarchie de Juillet, au bout de dix-huit ans, est tombée.

Les théories sont changeantes et il paraît surprenant que d’authentiques libéraux aient été aussi obstinément hostiles au suffrage universel. En général, cette hostilité est attribuée à un esprit de méfiance et de crainte à l’égard des masses populaires, à l’idée que des électeurs bourgeois, des « citoyens qui possèdent », sont plus conservateurs que les autres. Cette opinion était sans doute en faveur chez ceux qui considéraient le suffrage universel comme une force révolutionnaire et le suffrage restreint comme un moindre mal, en quoi ils se trompaient beaucoup. Il est surprenant qu’après l’expérience orageuse du système parlementaire sous la Restauration, un esprit aussi pénétrant que celui de Louis XVIII, un caractère entreprenant et même aventureux comme celui de Charles X, une intelligence aussi subtile que celle de Louis-Philippe, n’aient pas discerné cette erreur. Mais les libéraux raisonnaient autrement et, à leur point de vue, ils raisonnaient mieux. Le suffrage universel leur apparaissait comme un poids immobile, sinon comme une force rétrograde. Ils étaient dans les mêmes sentiments que les Constituants de 1790 qui avaient divisé les Français en citoyens actifs, ceux qui votaient, et en citoyens passifs, indignes de voter par leur condition. Robespierre lui-même avait refusé le droit de suffrage aux « domestiques », de manière à écarter surtout les salariés agricoles. Or la France était en grande majorité rurale. Il semblait impossible aux libéraux de conduire une politique neuve, hardie, généreuse avec ce peuple de terriens, nécessairement attachés à leurs intérêts matériels, bornés à l’horizon de leur village. Pour comprendre et pour aimer le progrès, pour pratiquer le régime de discussion, il fallait des hommes