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ÉTUDES PHILOSOPHIQUES.

la salle à manger du benoît capitaliste. Cet homme-là, reprit-il, ne s’est vraiment donné la peine d’amasser son argent que pour nous. N’est-ce pas une espèce d’éponge oubliée par les naturalistes dans l’ordre des Polypiers, et qu’il s’agit de presser avec délicatesse, avant de la laisser sucer par des héritiers ? Ne trouves-tu pas du style aux bas-reliefs qui décorent les murs ? Et les lustres, et les tableaux, quel luxe bien entendu ! S’il faut croire les envieux et ceux qui tiennent à voir les ressorts de la vie, cet homme aurait tué, pendant la révolution, un Allemand et quelques autres personnes qui seraient, dit-on, son meilleur ami et la mère de cet ami. Peux-tu donner place à des crimes sous les cheveux grisonnants de ce vénérable Taillefer ? Il a l’air d’un bien bon homme. Vois donc comme l’argenterie étincelle, et chacun de ces rayons brillants serait pour lui un coup de poignard ! Allons donc ! autant vaudrait croire en Mahomet. Si le public avait raison, voici trente hommes de cœur et de talent qui s’apprêteraient à manger les entrailles, à boire le sang d’une famille. Et nous deux, jeunes gens pleins de candeur, d’enthousiasme, nous serions complices du forfait ! J’ai envie de demander à notre capitaliste s’il est honnête homme.

— Non pas maintenant ! s’écria Raphaël, mais quand il sera ivre-mort : nous aurons dîné.

Les deux amis s’assirent en riant. D’abord et par un regard plus rapide que la parole, chaque convive paya son tribut d’admiration au somptueux coup d’œil qu’offrait une longue table, blanche comme une couche de neige fraîchement tombée, et sur laquelle s’élevaient symétriquement les couverts couronnés de petits pains blonds. Les cristaux répétaient les couleurs de l’iris dans leurs reflets étoilés, les bougies traçaient des feux croisés à l’infini, les mets placés sous des dômes d’argent aiguisaient l’appétit et la curiosité. Les paroles furent assez rares. Les voisins se regardèrent. Le vin de Madère circula. Puis le premier service apparut dans toute sa gloire ; il aurait fait honneur à feu Cambacérès, et Brillat-Savarin l’eût célébré. Les vins de Bordeaux et de Bourgogne, blancs et rouges, furent servis avec une profusion royale. Cette première partie du festin était comparable, en tout point, à l’exposition d’une tragédie classique. Le second acte devint quelque peu bavard. Chaque convive avait bu raisonnablement en changeant de crus suivant ses caprices, en sorte qu’au moment où l’on emporta les