Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 15.djvu/304

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si cruellement foudroyé la masse de malheureux gisant sur le bord de la rivière. Quelques moments après leur départ, le galop de deux chevaux retentissait sur la neige, et la batterie réveillée envoyait des volées qui passaient sur la tête des dormeurs ; le pas des chevaux était si précipité, qu’on eût dit des maréchaux battant un fer. Le généreux aide de camp avait succombé. Le grenadier athlétique était sain et sauf. Philippe, en défendant son ami, avait reçu un coup de baïonnette dans l’épaule ; néanmoins il se cramponnait aux crins du cheval, et le serrait si bien avec ses jambes que l’animal se trouvait pris comme dans un étau.

— Dieu soit loué ! s’écria le major en retrouvant son soldat immobile et la voiture à sa place.

— Si vous êtes juste, mon officier, vous me ferez avoir la croix. Nous avons joliment joué de la clarinette et du bancal, hein ?

— Nous n’avons encore rien fait ! Attelons les chevaux. Prenez ces cordes.

— Il n’y en a pas assez.

— Eh ! bien, grenadier, mettez-moi la main sur ces dormeurs, et servez-vous de leurs châles, de leur linge…

— Tiens, il est mort, ce farceur-là ! s’écria le grenadier en dépouillant le premier auquel il s’adressa. Ah ! c’te farce, ils sont morts !

— Tous ?

— Oui, tous ! Il paraît que le cheval est indigeste quand on le mange à la neige.

Ces paroles firent trembler Philippe. Le froid avait redoublé.

— Dieu ! perdre une femme que j’ai déjà sauvée vingt fois.

Le major secoua la comtesse en criant : — Stéphanie, Stéphanie !

La jeune femme ouvrit les yeux.

— Madame ! nous sommes sauvés.

— Sauvés, répéta-t-elle en retombant.

Les chevaux furent attelés tant bien que mal. Le major, tenant son sabre de sa meilleure main, gardant les guides de l’autre, armé de ses pistolets, monta sur un des chevaux, et le grenadier sur le second. Le vieux soldat, dont les pieds étaient gelés, avait été jeté en travers de la voiture, sur le général et sur la comtesse. Excités à coups de sabre, les chevaux emportèrent l’équipage avec une sorte de furie dans la plaine, où d’innombrables difficultés attendaient