Page:Balzac - La Famille Beauvisage.djvu/16

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— Une plaisanterie ! reprit Naïs, c’est-à-dire que c’est très malhonnête. Alors Armand prend le verre d’un de ses camarades, et jette à la figure de l’homme tout ce qu’il y avait dedans ; que ça coulait sur sa barbe rouge et qu’Armand dit qu’il ressemblait à un fleuve de la mythologie.

— Il est vif, Armand ! dit Sallenauve.

Alors, l’homme se jette sur Armand et lui donne un soufflet ; le maître de l’estaminet vient et les sépare, mais Armand était furieux, et comme maman lui a permis de faire lithographier des cartes, sur lesquelles il y a : Armand de l’Estorade, élève de seconde, il en prend une et la donne à l’homme, en lui disant : Voilà ma carte !

— Et alors ! dit Sallenauve, en se permettant de parodier l’usage un peu trop fréquent que les enfants, en racontant, ont l’habitude de faire de cette préposition.

Alors, les amis de l’homme lui disaient : ne prends pas sa carte ; c’est ridicule ; un collégien ! tu l’as giflé ; c’est assez ! Mais l’homme disait : Du tout, j’ai eu mon premier duel à quatorze ans avec un officier de la garde, que j’ai très bien descendu ; si ce petit-là me descend, c’est bien ; mais je crois plutôt que je lui ficherai une leçon dont il se souviendra ; ça lui formera le caractère. Alors, il tira un portefeuille crasseux et écrivit sur un papier, qu’il donna à Armand : Bélisaire, marchand de chevaux, et lui dit : Pour mon domicile, jeune homme, il est ici, et vous pouvez m’y envoyer vos témoins. Alors Armand sortit avec ses camarades, et il vint d’abord me demander de l’argent pour avoir des pistolets, parce que c’est au pistolet qu’il veut se battre. Moi je n’ai pas voulu lui en donner ; alors il est allé chez un rhétoricien de sa connaissance lui en demander et le prier d’être un de ses témoins, parce que les camarades qui étaient avec lui ne sont pas, à ce qu’il dit, des gens solides, et il doit se battre demain matin.

— Et comment s’appelle cet estaminet ? dit Sallenauve.

— L’estaminet Racine.

— C’est bien ! soyez tranquille, ma bonne Naïs, je vais arranger cette ridicule affaire ; surtout pas un mot à votre mère et à M. de l’Estorade. Et il sortit.

Arrivé au mauvais lieu où il s’était aussitôt rendu, au-