Page:Banville - Les Parisiennes de Paris.djvu/66

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un objet qu’il a sous les yeux, et si les peintres en décors esquissent si bien les fleurs, les fruits et tous les accessoires matériels, c’est qu’ils le font sans modèles et seulement de souvenir. Le poëte de qui je parle court les marchands de tableaux et les boutiques de bric-à-brac jusqu’à ce qu’il ait trouvé le portrait qu’il cherche, et il le trouve. Il y a toujours un homme de génie qui, sa palette à la main, a deviné, deux cents ans d’avance, une personne qui devait naître. Eh bien, avec un peu plus de patience, la femme qui regrette un amant perdu pourra de même retrouver son portrait vivant, car la nature a bien moins d’imagination qu’on ne pense et tire le même type à des milliers d’exemplaires. Aussi les désespoirs amoureux ont-ils été inventés par les paresseux qui cherchent des prétextes pour ne pas travailler et qui ne prennent pas de bains russes !

» Il y avait au théâtre une sorte de magasin dont les fenêtres donnaient sur la rue Basse-du-Temple ; dans l’intervalle d’une longue répétition, Berthe était venue là pour respirer un peu, et elle avait ôté son fichu de cou. Ainsi appuyée sur la barre de la fenêtre, son beau corps formait une ligne idéale, et son cou et sa poitrine nus auraient damné les anges. M…, notre jeune premier, qui était entré derrière elle, sentit tout son sang refluer vers son cœur, et les yeux troublés, fasciné et ébloui de ce spectacle divin, il s’avança à pas silencieux et posa un baiser sur ce col nu dont la blancheur l’attirait d’une manière irrésistible.

» Berthe ne se retourna pas.

» M… perdit tout à fait la tête, et cette fois, ce fut le millier de baisers dont parle Catulle ! Enfin, Berthe tourna lentement la tête. — Tiens, c’est toi, M…, dit-elle, je croyais que tu ne jouais pas aujourd’hui ? —