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MES SOUVENIRS. 77

d’aperçus profonds subitement dévoilés. Bien entendu, Baudelaire ne me dit pas du tout qu’il était poète, mais du premier coup je l’avais deviné, à tous les signes de race. La nuit était venue, claire, suave, enchanteresse ; nous étions sortis du Luxembourg, nous marchions sur les boulevards extérieurs et dans les rues, dont le poète des Fleurs du Mal, toujours chéri avec curiosité le mouvement et le mystérieux tumulte ; Privat d’Anglemont marchait en silence, un peu éloigné de nous, comprenant qu’il était inutile dans notre entretien, car, prodigieusement intuitif et devinant tout, il vit bien qu’il ne fallait pas troubler le naïf échange de ces deux âmes, avides de se posséder et de se pénétrer l’une l’autre. Pendant cette nuit qui est restée le meilleur souvenir de ma jeunesse, Baudelaire prodigua pour moi seul tous les trésors et les incalculables richesses de son esprit, et fut pareil à cette princesse des contes de fées qui de ses lèvres entr’ouvertes laisse tomber un flot de diamants et de pierres précieuses.

Nous devions continuer à être unis par une fraternelle amitié, et depuis lors que de bonnes et longues soirées nous avons passées avec Pierre Dupont, Émile Deroy, et d’autres encore, dans la chambrette que j’occupais chez mes parents, dans la maison Jean Goujon, rue Monsieur-le-Prince, à causer art, femmes, poésie, peinture, et à entendre chanter des chansons populaires dont nous aimions les sauvages et caressantes mélodies et les vers pleins de subtiles et délicates assonances ! Mais tout ce qui me charma dans les intimes causeries du poète n’était que le développement et les variations infinies des thèmes primitifs dont il m’avait d’abord enivré ; car, je le répète, il m’avait tout de suite ouvert le jardin de ses idées et de ses rêves, plein de grandes fleurs écarlates, de tranquilles eaux dormantes, de per-