Page:Banville - Mes souvenirs, 1882.djvu/88

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

78 MES SOUVENIRS.

spectives inattendues et de frémissantes verdures, comme un vaste paradis.

J’en reviens à cette nuit féerique ; elle avait fui d’un vol agile, tandis que nous parlions, laissant traîner ses voiles d’azur et ses ceintures d’étoiles, et je ne sais quelle heure il était lorsque tous les deux à la fois nous nous sentîmes en même temps déchirés par une faim de cannibales. Privat d’Anglemont, qui connaissait Paris maison par maison, comme s’il l’avait fait, trouva juste à point un cabaret encore ouvert, et précisément le cabaret qu’il fallait, intime, peu connu, ignoré des profanes, où on vendait du vrai vin de raisin et des nourritures succulentes.

Nous nous mîmes à table, et alors ce fut à son tour de parler, de nous charmer par ses saillies inattendues et par des historiettes en trois mots pleines de romans ; il sentait qu’à force de s’être grisées d’extase et d’avoir escaladé les cimes, les âmes de ses deux amis se briseraient, s’il ne les remettait rapidement dans le courant de la causerie amusante et frivole, et c’est ce qu’il fit avec un tact merveilleux. Alors je goûtai le plaisir d’entendre causer deux hommes parfaitement spirituels, et comme le Palémon de l’églogue, d’écouter deux flûtes d’une égale justesse chanter alternativement et se répondre, avec des notes jumelles, des gammes nettement envolées, et des trilles d’oiseau découpant leur folle broderie d’or. Dans les sujets les plus familiers, Baudelaire était le même homme supérieur que dans les conceptions grandioses ; en mangeant les andouilles fumées du cabaretier, et sa dinde froide assaisonnée d’une rémoulade qui eût fait revenir un mort, nous en vînmes à parler cuisine : le poète se connaissait à cela comme à tout ; il avait appris dans l’Inde, à Bourbon, à l’île Maurice, des recettes extraor-