Page:Banville - Mes souvenirs, 1882.djvu/89

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

MES SOUVENIRS. 19

dinaires, et il les expliquait avec une séduction irrésistible. Dans je ne sais plus quel pays d’Afrique, logé chez une famille à qui ses parents l’avaient adressé, il n’avait pas tardé à être ennuyé par l’esprit banal de ses hôtes, et il s’en était allé vivre seul sur une montagne, avec une toute jeune et grande fille de couleur qui ne savait pas le français, et qui lui cuisait des ragoûts étrangement pimentés dans un grand chaudron de cuivre poli, autour duquel hurlaient et dansaient de petits négrillons nus. Oh ! ces ragoûts, comme il les racontait bien, et comme on en aurait volontiers mangé ! Mais il n’aurait pas fallu aller demander cela dans les restaurants à la mode, où le garçon vous aurait répondu selon son habitude invariable : « Il y a, monsieur, tout ce que vous voudrez : côtelettes, biftecks ! »

A quelques jours de là, j’allai voir Baudelaire chez lui ; son logis, et pour employer l’expression pittoresque de Théophile Gautier, ce qu’il avait sécrété autour de lui, était bien l’exacte image de lui-même ; je ne me souviens pas d’avoir jamais vu une maison qui ressemblât mieux à son propriétaire. Le poète habitait dans l’île Saint-Louis, sur le quai d’Anjou, ce vieux et célèbre hôtel Pimodan, superbe et triste, dont les peintures décoratives ont été transportées au Louvre. Il y avait dans cette noble demeure des appartements princiers, notamment celui où le peintre Boissard s’enorgueillissait avec raison d’un piano peint tout entier de la main de Watteau ! qu’il avait acheté douze cents francs, et qui aujourd’hui ne pourrait être payé que par un Rothschild. Mais Baudelaire, lui, avait choisi un logement exigu, aux murailles très hautes, composé de plusieurs petites pièces sans attribution spéciale, dont les fenêtres laissaient voir la verte et large rivière. Elles étaient toutes tendues uniformément d’un papier glacé aux