Page:Banville - Mes souvenirs, 1882.djvu/95

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

MES SOUVENIRS. 85

le quai d’Anjou, tout en croquant de délicieuses pommes de terre frites, qu’il prenait une à une dans le cornet où les lui avait vendues la friteuse, lorsque vinrent à passer, en calèche découverte, de très grandes dames, amies de sa mère l’ambassadrice, dont les toilettes riantes ressemblaient à un triomphe de fleurs, et qui s’amusèrent beaucoup de voir ainsi le poète picorer librement sous le ciel. L’une d’elles, une duchesse extrêmement jeune, dont la beauté faisait fanatisme dans le faubourg Saint-Germain, fît arrêter la voiture, et du bout de son doigt impérieux et charmant appela Baudelaire, et lui fit signe de venir lui parler. Puis, lorsqu’il eut obéi :

— « C’est donc bien bon, dit la grande dame, ce que vous mangez là ?

— Goûtez, madame ! » fit le poète, qui contenta ainsi la secrète envie des belles promeneuses, et leur fit les honneurs de son cornet de pommes de terre frites avec une grâce suprême, comme il les aurait obéies et servies à la cour d’un prince. Et, tandis que ces Èves savouraient leur régal inattendu, il les amusait si bien par sa conversation qu’elles seraient restées là jusqu’à la fin du monde ; mais lui, très sage, sut s’en aller à temps, exécutant ainsi en plein quai d’Anjou une sortie dont la difficulté aurait embarrassé peut-être le grand comédien Menjaud, et même son frère l'évêque.

Les dames avaient conservé de leur dînette en plein vent le plus affriolant souvenir ; aussi, quelques jours plus tard, la jeune duchesse rencontrant Baudelaire dans le salon d’une vieille parente à elle, lui demanda s’ils n’auraient pas l’occasion de manger encore des pommes de terre frites.

— « Non, madame, répondit finement le poète, car elles sont en effet très bonnes, mais seulement la première fois qu’on en mange. »