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MES SOUVENIRS.

Baudelaire, qui fut sincère dans la pensée autant que dans l’expression, exécrait jusqu’au dégoût la romance, les cascatelles, le vague à l’âme, les amours sentimentales et toute la friperie poétique. Très dédaigneux de ces billevesées, il ne croyait qu’au travail patient, à la vérité dite en bon français, et à la magie du mot juste. Sa conversation était nette, précise et parfaitement simple, en dépit des récits qui lui prêtent une préciosité raffinée et des affectations voulues ; ce qui est vrai, c’est qu’il avait horreur de la platitude aussi bien que de l’emphase inutile, et qu’il regardait la langue française comme une chère maîtresse, qu’il faut caresser avec des mains robustes et des lèvres hardies.

Parfois les innocents Jocrisses (dont la race est impérissable !) ont pris au pied de la lettre les saillies un peu excessives au moyen desquelles le poète se débarrassait d’un importun ; mais en ces vives boutades, il ne parlait pas au sérieux, non plus que le doux et sage Théophile Gautier, lorsqu’il menaçait un visiteur obstiné et vissé à son fauteuil, de lui dévider les entrailles jusqu'au fond du jardin. Et encore les aphorismes ironiques dont il régalait ces diseurs de riens auraient-ils pu leur servir souvent de leçon à méditer et de règle de conduite. Un très joli pantin de salon, qui était venu visiter le poète et le voir à l’œuvre, comme les Anglais visitent les monuments, allait, venait, tournait sur lui-même avec tous les signes d’une curiosité déçue, et finalement disait au rimeur avec une commisération plaintive : « Mais enfin, vivant dans une retraite si austère, comment parvenez-vous à ne jamais vous ennuyer ? — Monsieur, dit Baudelaire, qui s’était mis à jouer au bilboquet avec l’adresse d’un jongleur indien, c’est en m’appliquant parfaitement à tout ce que je fais. »

Un autre gobe-mouche, poète amateur, un de ceux