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LES DÉRACINÉS

— Voilà ceux qui désirent le plus, pensa Renaudin, mais je n’ai pas besoin d’eux.

Dehors, il pleuvait.

— J’ai le parapluie de la Léontine, dit Racadot : je t’accompagne jusque chez toi ; j’irai la prendre à sa brasserie vers deux heures.

Après qu’ils eurent fait trois cents mètres en silence sous la pluie glacée, Mouchefrin, dans l’obscurité, fit un faux pas du trottoir au milieu du ruisseau… Il lança un juron obscène et ajouta :

— Je leur souhaite la gale !

Le domicile de Mouchefrin était au premier étage d’une affreuse maison de la rue Saint-Jacques : un cabinet obscur, empesté par une étroite cour intérieure où s’ouvrait sa fenêtre. Ses amis s’étaient cotisés pour lui assurer un trimestre à trente francs. Trop tard, d’ailleurs : dans la longue série des chambres garnies d’où il décampait sans payer, il avait égrené son très modeste trousseau. Jamais une femme de ménage n’avait introduit un balai dans cette écurie empoisonnée, ce soir-là, de hideuses petites charognes : Mouchefrin vivait de préparations anatomiques ; douze écureuils qu’il travaillait répandaient dans l’atmosphère une odeur fade intolérable. La fausse cheminée, le lit, tout était encombré d’ossements et de squelettes.

— Si j’étais au bagne dans des conditions aussi peu hygiéniques, Renaudin protesterait dans son journal, et Suret-Lefort organiserait une pétition à la Chambre ! — dit Mouchefrin avec amertume.

Racadot, ce vigoureux paysan, n’en était pas à s’offenser de besognes répugnantes.

— Ce qui est grave, répliqua-t-il, ce n’est pas que