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UN HASARD QUE TOUT NÉCESSITAIT

tes rongeurs tombent en pourriture : ils ne sentent guère plus mauvais qu’une chambre de caserne pour un fils de famille, ou le lit d’un cholérique pour un docteur. C’est ton avenir qui a mauvaise odeur, mon garçon ! Médecin sans protection et sans argent, tu mourrais de faim comme tu fais étudiant. Seule l’agrégation garantit un salaire. Mais onze années de frais !… Quand tu empaillerais tous les écureuils de France, tu n’y parviendrais pas.

Mouchefrin qui n’avait pris qu’une inscription à la Faculté, ne voulait pas s’avouer sa déchéance. Pour lui, le titre de bachelier, la qualité d’étudiant en médecine gardaient d’autant plus de valeur qu’à Villerupt et à Longwy, où il avait ramassé tous ses préjugés, on peut encore en tirer vanité.

— Je vaux bien Rœmerspacher, répliqua-t-il.

— Et moi, Sturel ! Mais nous sommes des pauvres.

— Combien a Rœmerspacher ? dit Mouchefrin.

— Peut-être trois cents francs par mois.

— Qu’on m’en donne cent cinquante ! je vivra deux fois mieux que lui, et je saurai comprendre un ami qui meurt de faim.

— Serais-tu assez sot pour te brouiller avec eux ? — dit Racadot en le dévisageant. — Ils sont encore notre seul lien avec le monde des heureux,

— Je les exècre, dit Mouchefrin.

Dans cette minute et au point de croire que son souffle avait empoisonné l’air, mais en réalité parce que la bougie venait à bout, la mèche tomba en jetant quelques sales lueurs. Les deux hommes lancèrent à pleine volée deux jurons.

— Ecoute ! dit Mouchefrin.

Et, s’approchant de la cloison :