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LES DÉRACINÉS

« Mon cher fils,

« Puisque tu as le grand tort de l’exiger, je te mettrai en possession. Tu ne te figures pas le mal que j’ai en ce moment pour faire face à mes affaires de commerce ; le détail en serait trop long. Si tu voyais mes comptes et le retard de mes paiements, et les marchandises que j’ai sur le chantier !

« Tu me dis que tu ne pourrais pas vivre avec M. Claudin, le notaire de Pont-à-Mousson, qui t’aurait cédé son étude dans huit ans. Celui qui doit gagner sa vie doit supporter tous les caractères. Quand on fait bien son travail, on ne craint pas son maître. Moi, lorsque j’étais ouvrier, c’est toujours les maîtres qui dépendaient de moi : et toi, qui travailles bien, tu t’entendrais avec les patrons les plus méchants… »

— Passe la morale ! criait Racadot.

Le marchand de bois concluait en annonçant à son fils un premier envoi de dix mille francs sur les quarante mille, montant réel du fameux héritage.

— Avec cela on pourrait vivre indéfiniment ! dit Mouchefrin d’un ton respectueux.

— Mouchefrin, répliqua le géant, tu as toujours été sensuel. Crois-tu que les parents de Sturel, de Saint-Phlin, de Rœmerspacher se sont contentés dès qu’ils ont eu le nécessaire ?…

Quarante billets de mille ! C’était une fortune durement gagnée, épargnée monnaie par monnaie, en province, dans ces villages de Lorraine où l’argent ne représente devant l’imagination que la nourriture, l’habitation, le vêtement, quelques outils, et puis